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Formation du bocage en Bretagne

Peinture de couverture : Lucien Pouëdras

Le mot bocage a un double sens : au sens commun du mot, c'est un pays boisé ; au sens technique, pour les géographes, c'est un système de haies organisées en réseau en fonction de finalités particulières. Le paysage de la Bretagne intérieure - celui de l'Ouest de la France dans son ensemble - a correspondu assez longtemps à cette double définition. Mais au moment où le bocage du pays rennais (comme celui de l'ensemble de l'Ouest de la France) subit une évolution rapide - il devient maintenant difficile d'y observer des haies en réseau et sa disparition totale est parfois annoncée - il importe de rappeler que ce paysage n'est pas là de toute éternité, qu'il n'y a pas un bocage "éternel", que ce paysage n'est pas "naturel" mais qu'il est une construction des sociétés. Le bocage est un phénomène historique, c'est un paysage construit par des hommes et utilisé par des hommes qui le font évoluer au gré de leurs besoins. Or ces besoins évoluent dans le temps, c'est pourquoi il n'est pas possible de transposer dans le passé les idées que nous avons actuellement sur les usages du bocage...

Aux origines du parcellaire bocager

En 1972, Jean Meyer avait consacré un article à L'évolution des idées sur le bocage en Bretagne dans lequel il faisait un bilan de ce que l'on savait alors sur les origines du bocage. Peu de choses, selon lui, alors que l'on en savait plus sur les régions périphériques, notamment le Poitou, où Louis Merle avait montré la formation concomitante, à partir des XVe-XVIe siècles, de la métairie et des structures bocagères. Et il reprenait une phrase qu'il attribuait à Julien Gracq : « Néolithiques, nos haies, ou celtiques ? À l'expérience, il n'est même pas sûr qu'elles se révèlent médiévales ».

Dans les années 1940-50, le laboratoire de géographie de l'université de Rennes, dirigé par André Meynier, avait entrepris une enquête sur les formes bocagères de la Bretagne. Ces géographes avaient repéré des anomalies dans le parcellaire bocager - de grandes auréoles de champs ouverts, clos seulement à leur périphérie (ce qui sera ensuite identifié comme des méjous) - et avaient observé que le bocage qu'ils avaient sous les yeux était beaucoup plus dense que celui que permettait d'imaginer le cadastre napoléonien. Même s'ils se trompèrent d'abord en rattachant les méjous à des structures très anciennes tels les alignements mégalithiques, ils avaient les premiers mis en lumière le fait que le bocage a constitué un paysage évolutif et qu'il n'y a pas un état figé du bocage depuis des temps immémoriaux.

 

Les « proto-bocages des archéologues »

En Bretagne, au cours des dernières années, les archéologues des périodes proto-historiques (Mickael Batt, Pierre-Roland Giot) ont observé l'existence de parcellaires fossoyés. Mais de là à faire de ces structures les ancêtres du bocage, il y a un pas qu'ils ne franchissent pas. D'une part rien ne dit que ces structures fossoyées - des fossés et des talus adossés à des enclos d'habitats - constituaient un bocage. En effet, la fouille, comme la photographie aérienne, ne fournit pas une vision en trois dimensions et il est difficile d'affirmer s'il y avait ou non des arbres sur les talus, même si des études polliniques ponctuelles font apparaître la densification des châtaigniers. Il ne s'agit que d'indices qu'il serait présomptueux de rassembler afin de reconstruire un bocage protohistorique. Et même là où ces parcellaires fossoyés sont parfaitement mis en évidence, ils ne sont pas les ancêtres directs du bocage que nous connaissons : ils sont discordants par rapport aux parcellaires observés sur le cadastre napoléonien. « Il est bien rare que les enclos des fermes indigènes de l'âge du Fer ou des débuts de l'époque gallo-romaine se retrouvent dans le parcellaire moderne » nous dit Maurice Gautier à propos du Porhoët.

 

Les structures identifiées par les médiévistes

Quand les historiens médiévistes arrivent sur le chantier avec leur attirail de chartes et de cartulaires, ils n'y trouvent pas encore le bocage, mais ils y rencontrent quelques haies ou du moins des mots évoquent la haie, et sur le sens desquels ils commencent fort justement à s'interroger : haia, sepes, fossatum, plessiacum...
Dans les chartes les plus anciennes du Cartulaire de Redon (283 chartes du IXe siècle), la structure foncière la plus caractéristique est le ran, lot de terre identifié par un nom de personne. Une partie de ses limites est matérialisée par des fossés, mais on ne relève pas de ran entièrement cerné de fossés : « incontestablement, la dominante du paysage cultivé reste le champ ouvert, la champagne » ; même si elles apparaissent assez peu dans ces documents qui privilégient les terres cultivées, « il n'est pas douteux que les terres incultes, les landes et les zones boisées occupent la majeure partie de l'espace » (Bernard Tanguy). Avant le Xe siècle, la région de Vannes, à laquelle s'appliquent particulièrement ces textes, ne présentait pas la moindre trace d'un bocage. Dans le Maine, les premières mentions de clôture apparaissent au XIe siècle : ce sont les fossatum (fossés et talus portant la haie), haia désignant encore à cette époque des parcelles forestières limitrophes de petite étendue (Jean-Claude Meuret, Daniel Pichot). Au XIIIe siècle, haia prend son sens de haie ; il y a aussi des palissades qui entourent les habitations. « Mais tout cela ne constitue cependant pas un bocage car le système de délimitation est encore mixte ; bornes et haies sont utilisées concurremment » (Daniel Pichot).

 

Le bocage « moderne »

En ce qui concerne la fin de l'époque médiévale et les débuts de l'époque moderne, si la formation du bocage a bien été étudiée pour le Poitou, elle reste plus obscure pour la Bretagne. Le Manuscrit de la Vilaine de 1543 constitue un maillon essentiel pour la connaissance de l'évolution du bocage entre les XIIe et XVIIIe siècles. Les 22 planches qui représentent le cours de la Vilaine entre Rennes et Redon montrent assez largement le paysage qui s'étend de part et d'autre du fleuve : coexistent alors des zones d'enclos qui constituent de « vrais » bocages et des espaces encore totalement ouverts, des champagnes. Ce document représente une étape dans le processus d'embocagement : les clôtures semblent s'être densifiées par rapport à ce que suggéraient les sources antérieures, mais elles ne forment pas encore un maillage serré et complet. Les parcelles closes sont souvent des prairies et on les trouve en priorité autour des manoirs, ce qui suggérerait une progression du bocage plus précoce sur les terres aristocratiques que sur les terres paysannes.

Le bocage se renforce ensuite durant toute l'époque moderne, les trous se comblent, le maillage devient plus serré. Il atteint sa densité maximum entre la fin du XIXe siècle et les années 1950 (en témoignent les photographies aériennes de l'IGN réalisées alors). Il correspond à ce que l'on a coutume de considérer comme un âge d'or des sociétés rurales, moment de la plus grande densité de population, moment où triomphent les activités traditionnelles dont les écomusées et les fêtes des battages, des vendanges, des vieux métiers... perpétuent actuellement le souvenir. C'est cet état du bocage rennais que l'on connaît le mieux, celui d'un bocage parfaitement intégré à la campagne et à la ville, fournissant abri au bétail et bois de chauffage aux citadins. Mais il ne faudrait pas reporter sur les origines du bocage les usages qui furent les siens au moment de sa plus grande extension. De même qu'il y a une histoire de la mise en place des structures bocagères, il y a une histoire des finalités attribuées à la haie et au bocage.

Pourquoi construire un bocage ?

La haie n'est pas le bocage et analyser le rôle de la haie sans la considérer comme un élément d'un système est assurément une mauvaise méthode qui a contribué à embrouiller la question des origines du bocage. Cependant, l'analyse des formes de la haie et de ses utilisations est un élément essentiel pour comprendre le fonctionnement d'un système bocager.

 

Finalités de la haie et finalités du bocage

Il faut imaginer que la haie est d'abord construite pour répondre à certaines fonctions (limite de parcelles, clôture de champs ou de prés, affirmation d'un droit de propriété... On peut imaginer toute une série de causes), mais la haie est un objet qui présente une importante résilience, surtout quand il s'agit d'une haie avec talus et fossé, surmontée d'un garnissage d'arbres et d'arbustes travaillés. Avant les tractopelles, il n'est pas facile de détruire une haie, alors elle reste en place, quitte à changer de fonction. En effet, chaque société hérite d'un paysage qui ne correspond plus exactement à ses besoins - l'évolution contemporaine illustre parfaitement cette idée, elle la modifie donc en fonction de ses nouveaux besoins, quitte à en changer totalement l'affectation. On trouvera actuellement beaucoup de gens qui sont capables de soutenir que la fonction du bocage est de drainer le sol, de maintenir la biodiversité, de fournir un cadre de vie agréable... Si l'on peut effectivement observer qu'un bocage peut remplir certaines de ces fonctions, ce n'est pas pour ces raisons qu'il a été construit : il s'agit là de fonctions consécutives de son existence (comme l'est la fourniture de bois au XIXe siècle autour de la ville de Rennes) qui sont ensuite considérées comme essentielles quand celles qui ont présidées à l'édification des haies passent au second plan.

 

Les usages de la haie médiévale

La Très Ancienne Coutume de Bretagne (vers 1380), puis la Nouvelle Coutume de 1580 permettent de connaître les premières fonctions des haies, celles pour lesquelles elles ont été édifiées. Dans le texte de 1380, il est assez peu question de haies, preuve qu'elles ne doivent pas être encore très nombreuses. Mais plusieurs articles montrent nettement ce qui est alors recherché : mettre ses terres en « défens » (c'est-à-dire en interdire l'entrée aux animaux) quand elles sont cultivées. Ceci correspond à un usage extensif du sol dans lequel le bétail divague assez largement dans des espaces mi-forêt, mi-lande. Dans la pratique, la situation doit vite cesser d'être tenable, dès que l'on atteint un niveau plus ou moins extensif de l'utilisation du sol. C'est pourquoi, la Coutume réformée (1580) prévoit que chacun puisse clore sa terre tout à fait librement. À la fin du XVIe siècle, le bocage n'est pas achevé, il est encore largement poreux, mais il existe à l'évidence un réseau de haies semblables à celles qui sont figurées sur le Manuscrit de la Vilaine (1546).

Il ressort très clairement de l'analyse des dispositions des différentes coutumes (1380, 1580, et commentaires du XVIIIe siècle) que le but des haies est de répartir l'espace entre les cultures (protégées) et bétail (divaguant). Si la haie n'est pas partout présente à la fin de l'époque moderne, on peut dire que partout où elle existe, elle joue ce rôle de rempart.

 

Les usages de la haie moderne

La haie médiévale et moderne joue un rôle de cage. Mais, même si la Coutume de Bretagne indique qu'il faut toujours faire garder ses bêtes quand elles vont paître sur la lande ou dans la forêt, ce n'est pas le bétail qui est en cage (comme ce sera le cas à partir du XIXe siècle), ce sont les cultures qui sont enfermées pour être protégées de la divagation des animaux. Noël du Fail en témoigne dans ses Propos Rustiques (1549) quand il donne les règles de la douce vie des champs : « ayant le vouge sur l'épaule et la serpe bravement passée à la ceinture, vous pourmenez à l'entour de vos champs, voir si les chevaux, vaches ou porcs n'y ont point entré, pour avec des espines recclore soudain le nouveau passage ; et là cueillez des pommes ou poires, à vostre aise, tastans de l'une puis de l'autre ; et celles que vous ne deignez manger, portez aux villes vendre... ». Il apparaît nettement que l'édification du bocage dans l'Ouest de la France est lié au développement précoce d'une spécialisation vers l'élevage de ces économies que l'on considère trop souvent comme autarciques. Or l'élevage implique des échanges et le paysage de bocage, bien que cloisonné, ne constitue pas un obstacle à ces échanges vu que les animaux se déplacent à pied : les mauvais chemins ne sont pas pour eux des obstacles.

Au fur et à mesure de la croissance démographique et de l'intensification agricole, le réseau de haies se densifie. Au XIXe siècle, sa progression est remarquable - une grande partie des landes est convertie en prairies - et la haie change de signification : renforcée d'épines et de « ronce artificielle » (le fil barbelé), elle devient une cage pour le bétail, ce qu'elle reste au XXe siècle.

Mais à côté de ce rôle de cage, elle remplit quantité d'autres fonctions très utiles telle la production de bois, largement évoquée dans cet ouvrage, la fourniture d'abri pour le bétail, le drainage et la protection contre le vent... Tout ceci constitue alors les fonctions consécutives de l'existence de la haie.

Dans toutes ces fonctions, premières ou consécutives, elle est directement utile aux agriculteurs qui continuent à l'entretenir et à la faire évoluer tant qu'elle ne leur apparaît pas encore comme l'obstacle à la modernisation qu'elle deviendra dans la seconde moitié du XXe siècle. A partir de là, les agriculteurs cherchent à se débarrasser des haies, ils y réussissent d'ailleurs d'autant mieux qu'ils disposent de moyens techniques efficaces et que toutes les incitations vont dans ce sens. Ceci marque une rupture fondamentale dans l'histoire du bocage de l'Ouest qui, depuis son origine, avait toujours évolué en restant étroitement lié aux besoins des agriculteurs.

Actuellement, ce ne sont plus les agriculteurs qui ont besoin du bocage, mais d'autres groupes sociaux et leurs besoins sont évidemment différents, c'est pourquoi de nouvelles finalités, plus « écologiques » qu'agricoles, sont attribuées à la haie bocagère. Mais ce ne sont plus celles qui avaient présidées à sa mise en place.

 

Annie Antoine
CNRS UMR 6258
Université Rennes 2
Professeure d'histoire moderne et directrice du CERHIO,
ses travaux portent sur les sociétés rurales de l'Ouest à l'époque modene,
l'histoire de l'agriculture et de l'élevage, l'étude du paysage.
Elle est l'auteure du Paysage de l'historien, paru en 2002.