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Le relief et les vues stéréoscopiques

Le stéréoscope est un appareil qui permet d'obtenir la sensation de profondeur à partir de deux perspectives planes (dessins ou photographies) obtenues avec un décalage égal ou supérieur à la distance interpupillaire moyenne de l'homme (65 à 75 mm selon les individus).

Bien qu'étudié dès l'Antiquité, le principe de la vision binoculaire resta longtemps un mystère dont la solution, entr’aperçue par Léonard de Vinci, ne fut réellement trouvée qu'au XIXe siècle. C'est le physicien anglais Charles Wheatstone (1802-1875) qui, le premier, parvint en 1832 à reconstituer artificiellement l'illusion du relief. Wheatstone avait remarqué que si on regarde un objet lointain, l'image qui se forme sur la rétine de l'un ou l'autre de nos yeux est sensiblement la même, mais que des dissemblances notables apparaissent dès que

notre regard converge vers un objet proche

.

Wheatstone se demanda ce qui se produirait si on substituait à l'objet réel le dessin perspectif résultant de l'observation de chacun des deux yeux. À l'aide de deux tubes de carton, et après plusieurs tentatives, il parvint à fusionner les deux images et découvrit « une figure à trois dimensions, l'exacte contrepartie de l'objet qui a[vait] servi à établir le dessin. »

La stéréoscopie était née mais il fallait encore que l'inventeur vérifie ses expériences et trouve un appareil permettant d'obtenir sans trop d'efforts la fusion indispensable des deux perspectives.

En juin 1838, Wheatstone présenta à la Royal Society de Londres un instrument qu'il avait baptisé du nom de Stéréoscope. Celui-ci était constitué de deux miroirs formant, au niveau de leur arête commune, un angle de 90 degrés de part et d'autre desquels une planchette verticale portait le dessin perspectif.

Quand l'observateur se plaçait le plus près possible de l'angle formé par les miroirs, son œil gauche ne percevait que l'image placée à gauche et son œil droit l'image de droite. Le cerveau fusionnait les deux informations et reconstituait l'impression de profondeur1.

Stéréoscope à miroirs de Charles Wheatstone

Stéréoscope à Miroirs de Charles Wheatstone

Les Merveilles de la Science,
Louis Figuier, tome III, 1869, p.197

L'appareil de Wheatstone serait resté une simple curiosité de laboratoire si l'apparition de la photographie en 18392 n'était venue lui donner une importance que n'aurait pu prévoir son inventeur. Alors qu'il était difficile, voire quasi-impossible, de dessiner avec suffisamment d'exactitude les deux perspectives d'un objet un tant soit peu complexe, la photographie permettait d'obtenir deux images rigoureusement fidèles d'un même objet observé de deux points de vue légèrement différents. Si le stéréoscope à réflexion de Wheatstone ne donna lieu qu'à quelques images isolées qui ne furent pas connues du grand public, l'instrument perfectionné par l'écossais David Brewster (1781-1868) sous le nom de stéréoscope lenticulaire devait donner naissance à une branche prospère de la photographie.

En 1849, Brewster présenta à Société Royale des Arts d'Ecosse un stéréoscope dans lequel les miroirs avaient été remplacés par des prismes de verre. Plus compact, moins encombrant, l'instrument utilisait deux images placées côte à côte et montées sur un même support, ce qui rendait leur maniement plus aisé. Brewster présenta son appareil à divers opticiens anglais dans l'espoir d'en lancer la fabrication mais ses démarches demeurèrent vaines. Muni d'un prototype fabriqué par un opticien de Dundee et de quelques images binoculaires, Brewster se rendit à Paris à l'automne 1850. Il y rencontra l'abbé Moigno (1804-1884), mathématicien et vulgarisateur scientifique. Moigno s'enthousiasma pour l'appareil et présenta Brewster à l'opticien Louis Jules Duboscq (1817-1896). La suite tient du conte de fées : Duboscq se passionna pour l'instrument dont il lança immédiatement la fabrication. Il en présenta un exemplaire à l'exposition universelle de Londres en 1851. La reine Victoria s'arrêta longuement au stand du Français et l'intérêt de la souveraine lança la vogue du stéréoscope dont il se vendit plusieurs milliers d'exemplaires au cours de la seule année 1851.

 

L'un des modèles les plus courants du stéréoscope de type Brewster

in Les Grandes Inventions modernes dans les Sciences, l'Industrie et les Arts,
Louis Figuier, 1876, p.438

Stéréoscope de type Brewster

 

Les premières épreuves stéréoscopiques avaient été réalisées au daguerréotype. Leur prix relativement élevé et le miroitement métallique de leur surface qui rendait délicate leur observation auraient certainement freiné le développement du stéréoscope si les fabricants n'avaient eu l'idée de multiplier les supports. Duboscq, bientôt suivi par d'autres éditeurs, fit publier sous forme de lithographies une série de figures géométriques puis une collection de statuettes et de natures mortes.

Dès 1852, il proposait les premières épreuves sur verre dues au talent du photographe Claude-Marie Ferrier (1811-1889). Ces images étaient réalisées à l'aide d'un appareil unique. L'opérateur effectuait un premier cliché puis déplaçait sa chambre photographique vers la gauche ou vers la droite avant de prendre une seconde perspective. Cette technique privilégiait la photographie d'objets immobiles, mais fut néanmoins employée en extérieur, ce qui entraînait parfois des différences notables entre les vues droite et gauche, la scène ayant changé pendant le temps nécessaire aux deux prises de vues.

L'écart entre les deux stations de l'appareil était parfois considérable. On pensait alors que la sensation maximum de relief était obtenue en utilisant un angle de convergence de 15 degrés, ce qui, pour une distance appareil-sujet de 2 mètres, correspondait à un décalage latéral de plus de 50 centimètres entre les deux prises de vues. Il en résultait un relief exagéré, parfois qualifié de monstrueux, et la sensation d'avoir sous les yeux non pas l'objet lui-même mais sa reproduction en miniature3.

Hôtel de Cluny

Cette photographie stéréoscopique a été réalisée avec un seul appareil et deux expositions successives. Quand le photographe a commencé ses opérations, un cheval noir était arrêté devant l'Hôtel de Cluny. Lorsqu'il a pris le second cliché, le cheval noir était parti et un cheval blanc stationnait à peu près au même endroit.
Collection Denis Pellerin

En 1853 l'apparition du premier appareil binoculaire, dû au lithographe parisien Alexandre-Marie Quinet, déclencha une querelle d'une rare violence entre les partisans d'un décalage proportionnel à la distance appareil-sujet et ceux qui pensaient qu'un écartement égal ou légèrement supérieur à l'entraxe des deux yeux suffisait dans la majorité des cas. On alla jusqu'à proposer un duel photographique. La raison finit par l'emporter mais les chambres binoculaires, qui accéléraient pourtant considérablement les opérations et facilitaient la photographie des personnes, mirent longtemps à s'imposer4.

Ce n'est qu'à partir de l'exposition universelle de 1855 que les épreuves stéréoscopiques sur carton supplantèrent peu à peu les vues sur plaque argentée et sur verre. Les progrès dans la technique du collodion humide et dans la fabrication du papier albuminé avaient fait baisser les coûts de production et allaient permettre le développement, sur une grande échelle, de l'industrie stéréoscopique, dont l'âge d'or se situe entre 1857 et 1863.

La Suisse pittoresque

FURNE ET TOURNIER
La Suisse pittoresque
(1860) 95 F. Oberland Bernois - Meringen, l'église
Collection Pierre Tavlitzki

On voit nettement au premier plan de cette vue de Suisse l'un des appareils binoculaires qu'utilisaient Furne et Tournier dans leurs déplacements.

Opérant d'abord dans les limites de la capitale (en extérieur ou en studio), les stéréoscopistes agrandirent timidement leur rayon d'action avant de se lancer à la découverte du monde et de proposer à un public avide d'images mais encore peu mobile des « voyages » en chambre. « Mieux que les modes de locomotion les plus rapides, [le stéréoscope] annule les distances en donnant à tous la faculté de voyager au coin du feu, » pouvait-on lire en février 1859 dans La Photographie, journal des publications légalement autorisées. Le naturaliste et photographe Henri de La Blanchère (1821-1880) surenchérissait en 1860 dans sa Monographie du Stéréoscope : « Grâce [...] à la facilité du maniement de ces épreuves de petites dimensions, le public aime à voyager promptement, sûrement dans les pays connus ou inconnus où le mène le photographe ; il y prend un plaisir d'autant plus grand que la fatigue et les dangers sont pour d'autres et l'intérêt pour lui. »

Ce même La Blanchère vantait la chance qu'avaient, par rapport aux adeptes de la photographie traditionnelle, ceux qui avaient opté pour la stéréoscopie. « Le stéréoscopiste écrivait-il, est heureux entre tous, car son bagage se réduit à la plus simple expression. S'il n'est pas aussi mince que l'album et le crayon du peintre dessinateur, il n'est pas très embarrassant. » La Blanchère estimait néanmoins le poids du matériel indispensable à 8,5 ou 15 kilos, selon le procédé (collodion sec ou humide) choisi par l'opérateur5.

Les photographies du présent ouvrage ont été en majorité réalisées avec la technique dite du collodion humide. Inventé en 1849 par le Français Gustave Le Gray (1820-1882), perfectionné et mis au point en 1851 par l'Anglais Frederick Scott Archer (1813-1857), le collodion humide, qui fournissait des négatifs sur verre d'une grande finesse (sans grain) permettant une quantité importante de tirages, supplanta rapidement le daguerréotype qui ne pouvait donner qu'une épreuve unique. La technique de prise de vue n'était pourtant pas d'une grande facilité.

Le photographe devait impérativement disposer à proximité d'une quantité d'eau suffisante et d'un local étanche à toute lumière exceptée une petite ouverture garnie d'un tissu ou d'une double épaisseur de papier jaune, orange ou rouge6. Pour des raisons pratiques, les premiers adeptes du collodion ne quittèrent pas leur studio et la chambre noire attenante. Peu à peu cependant, les fabricants proposèrent différents modèles de chambres noires portatives : tentes ou véhicules aménagés. Furne et Tournier, qui photographièrent la Bretagne en 1857, disposaient d'un véhicule aménagé en chambre noire alors que Henry Taylor et Augustus Lovell Reeve, lors de leur périple photographique de 1858 avaient, au contraire, opté pour une tente de toile noire qu'il leur fallait dresser dans tous les endroits où ils s'arrêtaient.

Livre stéréoscopique

Livre stéréoscopique

Voyage autour du monde par un touriste infatigable, vers 1860
Collection Denis Pellerin

Le photographe commençait par installer son matériel photographique devant le site ou le groupe à photographier. La tête cachée par un tissu épais qui avait pour fonction d'éliminer toute lumière parasite, il effectuait la mise au point et le cadrage sur le verre dépoli qui garnissait l'arrière de son appareil. Lorsqu'il était satisfait de l'image qui s'inscrivait (à l'envers) sur le dépoli, il enlevait ce dernier, demandait à ses modèles de ne pas bouger, bouchait l'objectif de son appareil avec un capuchon de cuir ou de carton, laissait son matériel sous la surveillance d'un assistant7 et disparaissait dans sa chambre noire. Là, dans une quasi-pénombre, l'opérateur étalait sur une plaque de verre une couche de collodion8 qu'il avait pris soin de préparer au moins la veille et qu'il avait laissé décanter.

 

Il devait veiller à ce que la couche recouvrant la plaque de verre soit uniformément répartie. Certains préparateurs étaient capables, d'un geste, de couvrir de collodion des plaques de très grand format. Le produit en excédent était reversé dans un flacon que l'on rebouchait immédiatement. La glace était ensuite plongée dans un bain de nitrate d'argent qui la rendait sensible à la lumière. Elle était placée, encore humide, dans un châssis de bois étanche et insérée rapidement dans le dos de l'appareil photographique.

Le photographe devait alors opérer rapidement car l'évaporation de l'alcool et de l'éther diminuait la sensibilité de la plaque à la lumière. Il s'assurait que rien n'avait bougé pendant son absence puis il soulevait le volet de bois qui maintenait la plaque dans une totale obscurité, obtenait l'immobilité de ses modèles puis ôtait le capuchon de l'objectif et comptait dans sa tête ou à l'aide de sa montre les secondes nécessaires à la bonne exposition du cliché9. Lorsqu'il jugeait celle-ci suffisante, il rebouchait son objectif, ôtait le châssis de l'appareil et disparaissait à nouveau sans sa chambre noire pour y développer immédiatement son cliché10.

La plaque de verre était alors plongée dans un agent révélateur pendant le temps nécessaire à l'obtention de noirs profonds, puis débarrassée des sels d'argent non impressionnés dans un bain d'hyposulfite de soude et de cyanure de potassium (un poison particulièrement violent responsable de la mort de certains photographes). L'épreuve ainsi fixée était ensuite lavée, séchée et éventuellement vernie. Cette dernière opération avait pour double fonction de renforcer l'adhérence de la couche de collodion et de la glace et d'assurer une meilleure protection de la surface sensible aux poussières et aux rayures. Lovell Reeve note à ce propos un incident survenu à l'une des plaques réalisées pendant leur voyage : « Le stéréogramme 43 fut pris à Quimperlé, contre la porte sud de l'église St-Michel [...] La fillette au premier plan posa patiemment pour son portrait et le gendarme à ses côtés garda une parfaite immobilité ; il s'attira pourtant la colère de mon photographe quelques instants plus tard, au point que je tremblai pour la sécurité de notre matériel.

Châssis à reproduction

Châssis à reproduction (modèle anglais) et portant mobile garni de plusieurs châssis à reproduction
in Les Merveilles de La Science / Louis Figuier, Tomme III, 1869, p.89.

Lorsque les photographies avaient été prises, M. Taylor avait pour habitude de disposer les glaces en plein air contre un mur pour faire sécher le collodion, sous la surveillance de notre conducteur [...] Notre ami au tricorne [...] impatient de contempler son image, se rendit à notre laboratoire improvisé pendant que nous étions occupés à une nouvelle prise de vue et, saisissant la plaque de verre, laissa l'empreinte de ses doigts à deux endroits sur le collodion encore humide. »

On voit par ce qui précède qu'il n'était pas encore question d'instantanéité et que chaque prise de vue était une opération mûrement réfléchie. Malgré toutes ses précautions, le photographe s'exposait à de nombreux déboires. Les modèles, lassés d'attendre, changeaient parfois de position, geste qui pouvait avoir des répercussions sur la netteté de l'image ; le moindre souffle de vent rendait les branches des arbres floues ou brouillées ; quant aux vues de foules, elles étaient particulièrement difficiles, car s'il est possible d'expliquer à deux ou trois personnes de s'abstenir de tout mouvement, il est plus délicat de figer une place grouillant de monde un jour de marché11, réaliser des vues de groupes ou de foules tout à fait acceptables. Nos yeux habitués aux images de bolides saisis en pleine vitesse ont sans doute du mal à voir dans ces scènes une quelconque prouesse technique, mais celle-ci est pourtant réelle et n'a pas manqué d'impressionner les contemporains.

La présence d'un assistant était quasiment indispensable. C'est souvent lui qui assurait le collodionnage de la plaque. Il veillait également sur le matériel, éloignait les curieux de la tente ou de la carriole dans laquelle s'effectuaient la préparation des glaces et leur développement, et tentait d'empêcher des passants trop pressés de traverser le champ de l'objectif en laissant ainsi sur la plaque une traînée lumineuse fantomatique12.

Egypte - Pyramides

 

Francis FRITH
Egypte - Pyramides, 1857
Collection Denis Pellerin

Nous ne possédons pas d'image de la tente de Reeve et Taylor qui devait ressembler à celle utilisée par l'Anglais Francis Frith lorsqu'il photographia l'Égypte en 1857.

L'encombrement du matériel et les difficultés de mise en pratique du procédé au collodion humide n'ont cependant pas empêché la réalisation de vrais exploits photographiques. Dès l'année 1857 par exemple, l'Anglais Francis Frith réalisait un reportage sur plaques 40x50 dans la fournaise de l'Egypte13. En juillet 1861, c'est dans des conditions climatiques opposées que le Français Auguste Rosalie Bisson réalisa, avec un appareil grand format, des vues du sommet du Mont-Blanc dont il dut laver les négatifs avec de la neige fondue.

 

 

“ Les clichés de Furne et Tournier et de Henry Taylor, bien que pris dans une région au climat tempéré où l'eau abonde, constituent également une manière d'exploit par la quantité réalisée et la qualité obtenue dans des circonstances qui, si elles n'étaient pas aussi extrêmes que celles vécues par Frith et Bisson, étaient néanmoins loin d'être idéales. ”

 

 

Lovell Reeve raconte comment Henry Taylor et lui opéraient : « Chaque fois que nous arrivions dans un village nous commencions par déterminer la position qu'occuperait le soleil par rapport aux objets sélectionnés au moment où nous serions prêts à les photographier, puis par choisir les meilleurs cadrages et les premiers plans à y inclure ; nous nous occupions ensuite de trouver un emplacement pour monter notre tente le plus près possible des points de vue choisis. Au total, nous avons visité trente villes et villages en l'espace de trente jours et planté notre tente une centaine de fois. Pendant cette période, mon photographe, le très actif M. Taylor, n'a pas pris moins de deux cents clichés, d'où nous avons extrait les quatre-vingt-dix images publiées aujourd'hui. Nos soirées étaient remplies par l'examen de la moisson du jour, le rangement de notre équipement et la préparation des plaques et des produits chimiques dont nous aurions besoin le lendemain. »

Reeve précise ailleurs que Taylor n'hésitait pas à recommencer plusieurs fois une prise de vue pour obtenir un cliché satisfaisant. Ce genre d'indications manque totalement pour la production de Furne et Tournier, mais il est hors de doute que le nombre de clichés réalisés est supérieur à la quantité d'épreuves éditées14.

Une fois leur périple photographique achevé, les photographes devaient assurer le tirage, le séchage et le montage des épreuves sur carton, ainsi que l'impression et le collage des légendes. Ces opérations, effectuées manuellement par quelques employés, étaient longues et nécessitaient une certaine précision. Pour le tirage des épreuves, le photographe était entièrement tributaire de la météorologie. Les négatifs, placés dans un châssis-presse étaient en effet mis au contact d'un papier à noircissement direct et exposés à la lumière naturelle. La personne chargée du tirage vérifiait de temps à autre la « montée » de l'image en soulevant l'un des deux volets situés au dos du châssis qui maintenaient le papier au contact de la plaque. Lorsque l'on jugeait que l'image positive était suffisamment contrastée et détaillée, on retournait le châssis pour arrêter l'action de la lumière. L'épreuve était ensuite portée au laboratoire pour y être fixée et lavée. Une fois sèche, l'image positive était découpée avec un emporte-pièce. La partie gauche de l'image était ensuite collée à droite sur le carton de montage, et la partie droite à gauche15.

Bégard

Furne et Tournier
Voyage en Bretagne,1857
201. Bégard, près de Lannion. L'entrée d'une ferme.
Collection Musée départemental breton, inv.2000.8.1.114.

Des canards dormant au soleil, un tas de bois, un mur de pierres, une barrière et quelques meules de foin, il n'en faut pas plus à Furne et Tournier pour créer un tableau saisissant de vie et de relief. Des deux paysannes que l'on distingue au centre de la composition, l'une a su conserver la pose tandis que la seconde est restée immobile un instant puis s'est éloignée. La surface sensible a conservé la trace plus ou moins transparente de son déplacement.

Les mêmes opérations devaient être répétées pour chaque nouvelle épreuve. Un temps couvert ou brumeux rendait difficile, voire impossible, tout tirage. Dans une note publiée le 31 janvier 1859 dans le journal Le Stéréoscope, le propriétaire gérant s'excuse auprès de ses lecteurs de ne pas avoir pu leur offrir la photographie de mode qui leur avait été promise, en espérant que ses « abonnés apprécieront l'énorme difficulté que nous éprouvons à donner des actualités, par un ciel aussi brumeux que celui que nous avons depuis deux mois. Au lieu de tirer 50 épreuves par jour, comme cela nous est possible lorsque l'atmosphère est propice, il nous arrive presque journellement de n'en pouvoir tirer que 8 ou 10 dans le même espace de temps. » Furne et Tournier eurent à faire face à un problème similaire, comme en témoignent les dates de dépôt de leur Voyage en Bretagne et les indications fournies par l'Annuaire de la Société Météorologique de France pour les années 1857 et 1858. Commencé le 27 octobre 1857, le dépôt obligatoire au Ministère de l'Intérieur de trois exemplaires de chaque épreuve photographique destinée à la vente se poursuivit jusqu'au 23 février de l'année suivante. Les stéréogrammes furent déposés en douze lots comprenant entre six et trente vues. Il n'y eut aucun dépôt en octobre et novembre 1857 ni en janvier 1858. Les observations météorologiques faites à l'observatoire de Paris à heures régulières (9 heures du matin, midi, 3 heures, 6 heures et 9 heures du soir, minuit) permettent de constater que ces périodes furent particulièrement peu propices au tirage des épreuves, les mots Couvert, Très-nuageux et Brouillard revenant avec une fréquence désespérante.

Lorsque les épreuves avaient été montées, légendées et déposées, le photographe devait en assurer la diffusion et la promotion. Cela fut aisé pour Reeve qui édita lui-même les vues prises par Henry Taylor pour illustrer le récit publié par le révérend Jephson. La narration de ses cinq semaines en Bretagne fut achevée en mai 1859 ainsi qu'en témoigne la préface de l'auteur et le livre fut publié peu de temps après. « Quoi que l'on puisse penser de sa valeur littéraire, » écrivait Jephson, « on doit néanmoins reconnaître que c'est le livre le mieux illustré qui soit paru à ce jour. » L'ouvrage fut vendu sous deux présentations différentes, soit illustré par des demi-stéréogrammes collés sur des pages blanches16, soit accompagné d'une boîte contenant les 90 épreuves stéréoscopiques17. Certaines des images prises par Taylor, bien que non retenues pour l'ouvrage, parurent dans les numéros du Stereoscopic Magazine, mensuel publié par Lovell Reeve de 1858 à 186518

Quant au Voyage en Bretagne de Furne et Tournier, il eut droit à un article élogieux dès le 7 novembre 1857, dans les colonnes du journal La Lumière19. Le journaliste se déclara frappé par « le sentiment artistique que révèle la composition du sujet ou le point de vue choisi par l'auteur. Un peintre n'aurait qu'à copier pour faire de chacune de ces épreuves un ravissant tableau. » Il conclut son article en affirmant que « le Voyage en Bretagne est une des œuvres les plus remarquables et les plus complètes que l'on ait publiées. » Une semaine après ces commentaires flatteurs, La Lumière publia la liste des 233 images de la série qui furent mises en vente à 8 francs 50 la douzaine20.

Il est particulièrement malaisé d'estimer l'impact de ces deux collections sur le public. Nous ne possédons aucune information sur le nombre d'ouvrages imprimés et vendus pas Reeve ni sur la quantité d'épreuves du Voyage en Bretagne diffusées en France et à l'étranger21. Toute tentative de statistiques serait de toute manière faussée, dans le cas de Furne et Tournier, par la disparité de diffusion des différentes vues de la collection. En effet, on imagine mal un acheteur investissant les 160 francs nécessaires à l'acquisition de la série complète. Les amateurs choisissaient généralement une ou plusieurs épreuves en fonction de leurs goûts, de leurs centres d'intérêt, voire des qualités esthétiques ou documentaires de l'image. Le photographe commençait sans doute par tirer plusieurs jeux complets d'épreuves puis réassortissait la série en fonction des demandes de ses clients. Nous savons que le Voyage en Bretagne connut plusieurs tirages et que la plupart des clichés furent acquis par l'éditeur Jules Marinier au moment de la faillite d'Armand Varroquier, ancien employé de la maison Furne et Tournier qui racheta le fonds en 186422. Une quarantaine d'images de la série furent redéposées sous le titre Côtes de France en 1869, douze ans après leur réalisation.



Stéréoscopes
A. Gaudin et Frère [publicité], in Le Petit Journal pour rire, 1858
Collection Denis Pellerin

Croquis rustiques
Le photographe ambulant
Paul Léonnec, in Le Petit Journal pour rire, 1897
Collection Denis Pellerin
Cette illustration, pourtant dessinée à la fin du XIXe siècle, montre à quel point la venue d'un photographe constitua pendant longtemps une source de curiosité.

 

Près de cent cinquante ans se sont écoulés depuis que tous ces sites, monuments et personnages ont laissé leur empreinte sur une fine couche de collodion. Pour le spectateur qui découvre ces épreuves en ce début du vingt-et-unième siècle, le périple tridimensionnel à travers les départements bretons qui charmait nos ancêtres se double d'un voyage dans le passé d'une Bretagne qui n'est plus.

Denis Pellerin



Illustration en bandeau :
Louis FIGUIER
Les Merveilles de la Science, 1869, tome III, p.1

  • 1. Les modules utilisés pour l'exposition La Bretagne en relief sont une variante moderne du stéréoscope de Wheatstone.
  • 2. Bien que le premier point de vue photographique ait été réalisé par le Bourguignon Nicéphore Niépce (1765-1833) dès 1826, la naissance officielle de la photographie date du 19 août 1839. Ce jour là, le peintre Louis-Jacques-Mandé Daguerre (1787-1851) dévoila publiquement le procédé connu sous le nom de Daguerréotype que la France offrit au monde (moins l'Angleterre). L'image, unique et fragile, était formée sur une plaque de cuivre doublée d'argent qui était soumise aux vapeurs d'iode, exposée à la chambre obscure, puis développée aux vapeurs de mercure.
  • 3. Ce phénomène, baptisé hyperstéréoscopie, porte également le nom « d'effet de maquette ». On utilise des écarts importants pour donner du relief à des objets lointains (sommets, nuages, etc.) ou pour accentuer l'impression de relief d'une scène.
  • 4. Les photographies de la série anglaise anonyme réalisée dans les Côtes-du-Nord en 1858-1859, ont été obtenues avec deux expositions. L'opérateur a utilisé un seul appareil ou deux appareils distincts dont il a découvert les objectifs manuellement avec un certain décalage. On voit très nettement les différences entre les vues gauche et droite de l'épreuve n° 38 qui représente le porche sud de l'église de Tréguier.
  • 5. Il fallait compter le double, voire le triple de poids en photographie traditionnelle.
  • 6. Le collodion était insensible à ces couleurs. Dans un article consacré à la technique photographique en 1863, le Magasin Pittoresque informe ses lecteurs : « il est indispensable que le laboratoire soit éclairé seulement par cette lumière jaune, qui ne doit pas être assez intense pour empêcher de distinguer parfaitement les objets. »
  • 7. Lovell Reeve avait confié ce travail au conducteur de leur carriole « dont la tâche consistait à surveiller la tente, etc. pendant que nous étions occupés plus loin avec l'appareil photographique. »
  • 8. Le collodion était un mélange de coton-poudre (piroxyle), d'éther et d'alcool dont la consistance était qualifiée de « sirupeuse et semblable à la gomme. » Découvert au début du XIXe siècle, le coton-poudre était un produit « éminemment explosible, par conséquent dangereux au même degré que la poudre » qui perdait néanmoins une partie de son pouvoir destructeur lorsqu'il était transformé en collodion mais qu'il ne fallait pas approcher d'une flamme ni d'une source de chaleur intense.
  • 9. Dans ses Notes photographiques, Augustus Lovell Reeve mentionne des temps de pose variant de quelques secondes à cinq minutes.
  • 10. « On doit remarquer que dans la série des opérations photographiques il s'agit d'aller vite, et cependant sans se presser, résultat auquel on arrive par le soin, la présence d'esprit, l'adresse et l'ordre. » (Le Magasin Pittoresque, 1863)
  • 11. Si Furne et Tournier apparaissent souvent sur leurs épreuves, ce n'est pas exclusivement pour donner l'échelle d'un monument ni pour reprendre le thème cher aux romantiques de l'homme face à l'immensité de la nature. Il semble que dans de nombreux cas le photographe se trouve mêlé aux adultes et aux enfants qui ont accepté de poser pour leur donner l'exemple et s'assurer de leur immobilité pendant la durée de l'exposition.

    Les notes photographiques de Lovell Reeve, qui accompagnent le récit du révérend Jephson, abondent de remarques sur les difficultés rencontrées pour obtenir cette immobilité indispensable. Signalons également que le collodion employé par Furne et Tournier était certainement de meilleure qualité que celui utilisé par leurs confrères anglais, car ils ont pu, dans quelques cas au moins et sous certaines conditionsAppareil suffisamment éloigné du sujet et en légère plongée. Les performances des deux Français sont peut être également dues à une météo particulièrement favorable.

  • 12. On aperçoit ces « fantômes » sur les clichés 1, 6 et 14 de Taylor et Reeve. Certains photographes, sur les conseils de David Brewster, utilisèrent à dessein cette particularité pour créer des images dans lesquelles figurent des spectres ou des apparitions angéliques.
  • 13. Il raconte dans ses mémoires que, dans la chaleur suffocante de sa tente de toile noire, la sueur de son visage se mêlait au collodion bouillant étalé sur la plaque.
  • 14. J'ai ainsi retrouvé une variante de la vue n° 223 représentant la porte de Brest à Dinan. L'appareil est resté au même endroit mais une heure au moins sépare les deux épreuves comme l'indiquent les ombres sur le sol, la fontaine et l'une des tours.
  • 15. Sans cette inversion absolument nécessaire, le spectateur verrait les images non plus en relief mais en creux. On trouve beaucoup de ces épreuves dites « pseudoscopiques » qui témoignent du peu de soin parfois apportés aux opérations de montage des épreuves.
  • 16. C'est le cas de l'exemplaire récemment acheté par le Musée breton de Quimper (Inv. 998.13.1.).
  • 17. Munie d'une serrure et d'une clef, cette boîte était vendue 5 livres 5 shillings.
  • 18. Chaque numéro était accompagné de trois épreuves pour le stéréoscope dont quelques-unes sont signées par le grand photographe Roger Fenton.
  • 19. Fondé en février 1851 par Bénito de Montfort, repris en octobre de la même année par Alexis Gaudin, fabricant de plaques pour le daguerréotype puis éditeur d'épreuves stéréoscopiques, La Lumière (1851-1867) est un hebdomadaire non politique qui traite de tout ce qui a trait à la photographie, aux arts et aux sciences. À partir de 1856, le journaliste Ernest Lacan (1828-1879), rédacteur en chef du journal jusqu'en 1860, se voit confier la tâche ingrate de commenter les collections photographiques publiées par la maison Gaudin qui édita, entre autres, le Voyage en Bretagne. Homme de lettres talentueux, Lacan parvient, par la seule magie de ses mots, à faire visualiser par le lecteur des centaines d'images pourtant non reproduites. Moins de deux semaines après l'article que Lacan consacra au Voyage en Bretagne, l'un de ses confères du journal le Photographe, ne put s'empêcher de remarquer avec une pointe de jalousie mêlée d'admiration : « Parlez-nous d'un amateur comme M. Ernest Lacan, pour regarder poétiquement dans cette boîte si peu poétique qu'on nomme un stéréoscope. Une fois l'instrument braqué, le spirituel rédacteur de La Lumière n'y enferme pas seulement ses yeux ; mais encore il y fait entrer son âme, son imagination et un peu de son cœur. »
  • 20. Les mêmes vues, coloriées à la main, étaient vendues 13 francs la douzaine. À titre de comparaison, le salaire d'un ouvrier (variable selon les métiers et les régions) était, à la même époque, d'environ 3 francs par jour, tandis que le revenu annuel moyen par habitant s'élevait seulement à 477 francs.
  • 21. Nous savons simplement que les exemplaires répertoriés de l'ouvrage de Jephson sont peu nombreux et que les vues stéréoscopiques de Taylor le sont encore davantage si l'on en juge par leur rareté sur le marché.
  • 22. Faillite n° 8795 du 3 décembre 1867. Les clichés furent vendus aux enchères et achetés 2556 F.