Dans un paysage agricole, les talus ont eu à subir la modernisation, les remembrements ou les échanges à l'amiable, et cédent progressivement la place aux cultures. Les talus, et les arbres les composant, sont alors perçus comme signe d'archaïsme, et sont donc « à abattre ». Aujourd’hui, les « émondes » ou « ragosses » ou encore « ragolles », typiques du bassin rennais, font pourtant encore partie du paysage. Comment expliquer la persistance des émondes à la fois en tant qu'arbres mais aussi en tant que pratique paysanne ? C'est la double question à laquelle nous avons tenté de répondre en nous aidant de l'étude d'un site au nord-est de l'Ille-et-Vilaine, à la frontière de la Normandie, au sud de la baie du Mont-Saint-Michel.
Certains émondent alors que les feuilles sont encore sur les branches. La tradition, qui reste encore très vivace sur ce point, l'interdit pourtant. Photographie : Aurélie Javelle
Il est vrai que les arbres trouvent difficilement leur place dans le monde agricole, coincés entre perception négative, manque de temps comme de main d'œuvre, coût d'entretien et réglementation PAC qui tolère la haie mais ne lui accorde pas une place à part entière dans le système de production. Malgré ce contexte peu incitateur, les exploitants rencontrés continuent à émonder, et donc à conserver des arbres, très souvent en limite de propriété. La première raison est intimement liée à la volonté des propriétaires, qui, dans leur majorité, insistent pour conserver leurs arbres. Les exploitants doivent donc les garder, tout en gérant les besoins en lumière des cultures. C'est ainsi que le rythme d'émondage est progressivement passé des traditionnels six à neuf ans des baux anciens, à des rythmes correspondant de façon tacite aux rotations des cultures, du moins sur les terres les plus proches de la ferme, là où des prairies sont conservées. Une rotation s'étalant sur cinq ans, l'émonde se fait alors tous les dix ou quinze ans, au retour des cultures.
Dans ce nouveau contexte, et face à la modernisation des outils de production, les techniques traditionnelles, correspondant à des canons esthétiques rigoureux et identiques pour tous, sont gommées face aux impératifs des exploitants, pour aboutir à des pratiques individualisées. C'est ainsi que l'émondage total d'il y a encore une génération laisse place à des émondes partielles, résultat d'un ensemble de nécessités, obligations, valeurs touchant aussi bien aux besoins agronomiques, comme à l'économie ou au sentiment esthétique. Chaque exploitant décide de manière individuelle de la forme à donner à ses émondes. On obtient alors des « ragosses » faites uniquement d'un côté du tronc, du côté de la culture, ou encore des arbres émondés jusqu'à hauteur des cabines des machines agricoles, gardant alors un houpier plus ou moins important, autrefois apanage des coupelles. Les « pécots » se multiplient. Devant un tel tableau, les anciens blêmissent, mais ne peuvent que se souvenir du travail « bien fait » de leur temps. C'est cette liberté prise par rapport aux critères anciens qui est la deuxième raison de la conservation des « ragolles » sur les talus. C'est parce qu'il n'y a pas folklorisation que les émondes gardent une place active. Il n'y a pas rigidification des formes. Si tel était le cas, leur anachronisme leur ferait perdre toute signification dans un contexte nouveau. Les besoins ont changé, les émondes suivent leur temps.
Des arbres, émondés tout autour du tronc, mais pas plus haut que la nacelle !
Enfin la troisième raison à la présence de ces silhouettes touche au domaine économique. Les agriculteurs exploitent leurs arbres et souvent, récupèrent encore le bois de chauffage pour un usage personnel mais aussi, parfois, pour le revendre à des proches. Un circuit économique se met ainsi en place, créant une organisation sociale satisfaisante puisqu'elle permet des échanges, des contacts renforçant alors les liens entre habitants du site. Le bois d'émonde conserve un rôle social fédérateur. Les chantiers d'émonde ne pourvoyant plus à ce rôle, un nouveau lien s'est réinventé de lui-même pour perpétuer ce lien.
Quelques branches ont été enlevées juste pour le passage de l'ensileuse. Mais cela reste, malgré tout, une émonde. Photographie : Aurélie Javelle
On voit ainsi que les agriculteurs, contrairement aux nombreuses accusations de destruction du bocage, ont des raisons de conserver, dans une certaine mesure, les arbres hérités des générations passées, tout en faisant évoluer leurs pratiques. Malgré cela, il est important de comprendre que les exploitants gèrent au mieux un système hérité, mais ils ne cherchent pas à le faire perdurer. La plantation de haies, qui d'ailleurs ne conservent pas les formes en émondes, n'a en effet que peu de succès sur ce site. L'agriculteur continue à avoir besoin d'espace pour ses cultures, aux dépens d'un système qui s'éteint peu à peu. Si l'on tient à leur conservation dans notre paysage, peut-être faut-il se poser notamment la question de la place accordée à l'arbre dans la politique agricole actuelle, qui ne permet pas aux exploitants d'envisager pleinement sa présence sur leurs terres, en toute liberté .
CNRS (UMR 6553 ECOBIO)
Université Rennes 1
Après un doctorat en anthropologie de l'environnement,
elle continue de travailler sur les questions de biodiversité
en milieu agricole avec un regard d'ethnologue.