Auteur : Christian Bougeard
S’inscrivant dans la forte conflictualité sociale des années 1968, la grève de l’usine du Joint Français à Saint-Brieuc, qui dure deux mois, met en lumière les limites de la décentralisation industrielle des années 1960. Cette grève déclenche une solidarité régionale qui déborde la région briochine et elle devient l’un des conflits sociaux emblématiques de la période post-1968 dans lequel s’affirme une identité régionale bretonne.
Une entreprise décentralisée
Bénéficiant de fortes aides de l’État et de la ville (zone industrielle aménagée, prix du terrain symbolique), l’usine du Joint Français, qui fabrique des joints de caoutchouc et appartient au grand groupe industriel La Compagnie Générale d’Électricité (CGE), est venue s’installer à Saint-Brieuc en 1962. Employant une main-d’œuvre jeune, peu qualifiée, essentiellement ouvrière (OS) et féminine (64 %), l’entreprise passe de 211 salariés en 1963 à 579 en 1967 et à 1 031 à son apogée en 1970. C’est la deuxième entreprise briochine après Chaffoteaux-et-Maury. Le choix de cette implantation tient aux bas salaires, inférieurs de 20 à 30 % à ceux de l’usine de Bezons en région parisienne (du fait des primes) mais aussi à ceux de l’industrie briochine, ce qui explique un fort turn over des employés. La direction compte sans doute sur la docilité d’une main-d’œuvre d’origine rurale, laborieuse et peu syndiquée. En mai-juin 1968, le Joint Français entre tardivement dans la grève mais les salariés prennent conscience de la faiblesse de leurs salaires. En mars 1969, alors que la CFDT est devenue majoritaire, une grève de dix jours réclame déjà l’égalisation des salaires avec Bezons. Mais la direction refuse un rattrapage. Le 27 octobre 1971, des militants marxistes-léninistes (maoïstes) tentent en vain de déclencher une grève illimitée à l’atelier de boudinage.
Un conflit salarial classique au printemps 1972
En février 1972, la CFDT et la CGT demandent une augmentation de 70 centimes de l’heure et un 13e mois. Face au refus de négocier de la direction et à son choix de laisser pourrir la situation, une grève perlée de trois semaines avec meetings de soutien débouche le 10 mars sur le vote (à 75 %) de la grève générale illimitée, avec l’appui de la maîtrise. Décidée lors de ce vote, l’occupation de l’usine débute le 13 mars. Les pourparlers ayant échoué, sur décision judiciaire les gendarmes mobiles occupent l’usine le 17 mars bientôt remplacés par les CRS. La presse régionale informe du conflit alors que le secrétaire de l’UD CFDT Jean Le Faucheur s’affirme comme le leader du mouvement. À l’appel du PSU, la solidarité financière s’organise : un comité de soutien départemental se met en place avec les partis de la gauche non-communiste, la Ligue communiste révolutionnaire (trotskiste), les syndicats d’agriculteurs (FDSEA, CDJA) et les comités lycéens. Des prêtres font des quêtes en faveur des familles de grévistes bientôt ravitaillées par des paysans. Des municipalités de l’agglomération, dont celle de Saint-Brieuc dirigée par Yves Le Foll (PSU), votent des subventions. Alors que le conflit s’enlise face à l’intransigeance patronale, meetings, sit in et manifestations se succèdent à Saint-Brieuc (21 et 30 mars). Dans la nuit du 5 avril, des négociations houleuses entre les syndicats et la direction nationale du Joint Français se terminent avec l’évacuation musclée de la salle provoquant un durcissement du conflit.
À voir également :
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- La grève du lait, une lutte féministe ?
- Les mémoires de la grève du lait
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- La grève du lait. Un Mai 68 paysan en Bretagne ?
- An Taol lagad spécial Année 1972 – La grève du Joint Français
- Jean Le Faucheur, chef de file des luttes sociales briochines
- La grande crise et le combat pour sauver les marais salants
- Julia Le Louarn, salariée au Joint Français