Auteur : Fañch Postic / avril 2020
À la fin du XVIIIe siècle se développe en Europe un mouvement d’intérêt pour une culture populaire susceptible d’avoir conservé le souvenir d’un passé lointain – celtique notamment –, entraînant une quête passionnée qui tend parfois à la « celtomanie ». Mais, en initiant les premières « enquêtes de terrain », cette vogue marque aussi, en France, les prémices de l’ethnographie. La Bretagne joue un rôle de premier plan dans le développement de ce qui, dans le dernier quart du XIXe siècle, apparaît à certains comme un « âge d’or » des collectes de traditions orales.
1870-1914 : « âge d’or » de la collecte de littérature orale ?
Les années 1870-1914 sont une période où les collectes de contes et, plus largement de ce que l’on appelle « littérature orale », sont particulièrement abondantes. Selon Paul Delarue, spécialiste du conte populaire, elles constituent même un « âge d’or » de la collecte en France. L’on pourrait sans doute en avancer le début à 1868, date de la publication du premier volume des Gwerziou Breiz-Izel de François-Marie Luzel. Avec les Contes bretons, que ce dernier publie en 1870 à Quimperlé, ce sont, en France, les tout premiers recueils à mettre en pratique les principes rigoureux de collecte et d’édition prônés, dès 1866, par la « nouvelle école critique ».
La Bretagne joue un rôle prépondérant dans ce mouvement : en 1893, quand Paul Sébillot dresse une carte de France des chants et contes qui y ont été recueillis, il constate qu’ils l’ont été pour moitié en Bretagne. Essentiellement axées sur les chants populaires, les recherches s’étendent progressivement à l’ensemble de ce que, en France, on hésite à désigner par le mot anglais « folk-lore ». L’intérêt se porte également sur la culture matérielle et, dès le milieu des années 1870, le musée de Quimper réunit des collections de costumes, meubles et objets de la vie quotidienne, avant même la création du musée du Trocadéro à Paris en 1878. Autant d’initiatives qui se trouvent valorisées par toute une série de publications périodiques qui voient alors le jour : la Revue celtique en 1870, Mélusine en 1878, et des revues à caractère plus régional comme le Bulletin de la société archéologique du Finistère (1873) ou les Annales de Bretagne (1886). Fondateur de la Revue des Traditions populaires en 1886, Sébillot est également, en 1881, à l’origine de la grande collection des « Littératures populaires de toutes les nations » qu’il inaugure par sa Littérature orale de la Haute-Bretagne.
À la recherche des traces orales d’un âge d’or celtique ?
Mais les folkloristes des années 1870-1914 demeurent des lettrés, des notables qui, formés à la culture écrite, recherchent dans les traditions populaires des archaïsmes et de simples curiosités. Si l’on excepte Luzel, ils n’interviennent pas pour maintenir vivante une culture populaire qu’ils considèrent menacée par le modernisme. En ce sens, ils sont les dignes continuateurs des premiers antiquaires. C’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que, pour une part en réaction à l’hégémonie de la culture classique française, héritière de la culture gréco-latine, se développe en Europe un intérêt pour les antiquités celtiques : en 1760, James Macpherson réunit en un volume ce qu’il présente comme les manuscrits d’un barde écossais du IIIe siècle, Ossian. Homère avait donc un alter ego celte ! Malgré les interrogations quant à l’authenticité de son contenu, l’ouvrage connaît un très grand succès en Europe. En Allemagne, le philosophe Herder lance un appel pour recueillir les « archives du peuple » que la « poésie chantée » – à prendre au sens large de littérature orale – aurait pu conserver.
En France, où diverses personnalités poussent à des recherches similaires, les regards se portent vers la Bretagne, qui apparaît comme l’Écosse de la France. À défaut de vieux manuscrits qu’on espère découvrir dans les bibliothèques des châteaux ou des manoirs, l’idée se fait peu à peu jour que les mémoires populaires ont pu garder, à l’insu de leurs détenteurs, des souvenirs du passé qu’il s’agit de remettre au jour, après les avoir débarrassés des dépôts dont une longue transmission orale n’a pas manqué de les recouvrir. L’un des instigateurs de ce mouvement est, dès les années 1790, le Breton La Tour d’Auvergne dont les idées sont reprises et développées par l’Académie celtique, fondée à Paris en 1805. Premier président de cette institution, Jacques Cambry, né à Lorient, s’était vu chargé en 1794 d’une mission destinée à dresser un état des lieux du nouveau département du Finistère. Les notes prises à cette occasion donnent lieu à la rédaction d’un Voyage dans le Finistère publié en 1799. Cambry y fait la part belle aux traditions populaires, mais recherchant aussi « les grands morceaux de poésie des vieux bardes de la Bretagne », il se doit de conclure : « Les grands morceaux de l’Antiquité se sont perdus à la chute des bardes. » De fait, il ne pouvait trouver ce qui n’était pas et, dans cette quête passionnée des origines celtiques, il est, comme bien d’autres, conduit à des erreurs de nature à justifier l’accusation de « celtomanie ».