La Séparation, mot chargé d’une mémoire confuse, renvoie, en Bretagne, à plusieurs choses qu’il faut distinguer pour comprendre comment elles ont pu s’additionner et faire système. Au sens strict, le terme évoque la loi de Séparation des Églises et de l’État qui, le 9 décembre 1905, sous le ministère Rouvier, a mis fin au régime concordataire qui datait de 1801 et dans lequel les religions reconnues étaient à la fois financées et contrôlées par l’État. La nouvelle loi affirmait la liberté publique de conscience, mais elle supprimait le budget des cultes, et par là elle pouvait apparaître aux catholiques comme une nouvelle spoliation, après celle subie lors de la nationalisation des biens du clergé en 1789.
Les inventaires des biens d’Église, nécessaires avant leur dévolution aux associations cultuelles prévues par la loi, accentuèrent ce sentiment de dépouillement, et leur mise en œuvre provoqua d’autant plus de troubles qu’une circulaire maladroite avait invité les agents de l’administration à se faire ouvrir jusqu’aux tabernacles, ce qui ne pouvait être perçu que comme une profanation. La carte établie par Jean-Marie Mayeur montre qu’en Bretagne, en particulier, les inventaires se traduisirent par de nombreux incidents.
Un conflit à plusieurs dimensions
Cette singularité bretonne ne tient pas seulement à la forte emprise sociale du catholicisme dans une région où, du moins dans les campagnes, le taux d’assistance à la messe dominicale ne descendait jamais, à l’époque, à moins de 60 % et dépassait souvent 90 % de la population. Elle s’explique également par un double contentieux avec la politique menée peu auparavant, sous le ministère Combes. Animé par un esprit laïque intransigeant, le président du Conseil avait d’abord résolu, en 1902, d’appliquer de manière rigide et restrictive une disposition de la loi de 1901 sur les associations, disposition qui avait exclu les congrégations du droit commun en les soumettant à un régime d’autorisation, et, sans plus attendre, de fermer les établissements non autorisés des congrégations autorisées. En situation illégale, mais tolérées depuis longtemps, de nombreuses religieuses, qui tenaient des écoles ou des dispensaires, avaient été expulsées au cours de l’été. Cela ne s’était pas fait sans résistance, et il avait fallu parfois employer la force contre les populations qui s’opposaient au départ des sœurs, notamment à Saint-Méen et à Ploudaniel, dans le Finistère. Les choses ne s’étaient pas arrangées lorsque, quelques semaines plus tard, une circulaire ministérielle s’en était prise aux prêtres qui prêchaient ou faisaient le catéchisme en breton, au motif que le budget des cultes ne pouvait rémunérer que « les services faits dans notre langue nationale ». Dans le diocèse de Quimper, entre 1902 et 1904, 110 prêtres s’en étaient retrouvés privés de traitement.
« Nos écoles, nos sœurs, notre langue, et maintenant nos églises… »
On voit comment la Séparation est apparue aux catholiques bretons moins comme ce qu’elle était précisément que comme un pas de plus, un pas de trop, dans une politique anticléricale insupportable. La loi de 1905 leur semblait jacobine et discriminatoire, alors que ses promoteurs la jugeaient républicaine et libérale. Mais il serait fallacieux d’exagérer ce contraste. La politique gouvernementale avait ses partisans et ses relais en Bretagne, dans les villes, et même dans certaines campagnes, déjà en voie de détachement religieux, où l’on voyait apparaître un catholicisme « bleu », fidèle aux offices et aux sacrements, mais républicain et rebelle à l’ingérence du clergé dans la politique.
Les catholiques « blancs », les cléricaux, étaient eux-mêmes divisés sur la stratégie à tenir : les uns, souvent nostalgiques de la monarchie, penchaient pour s’opposer frontalement au régime ; les autres étaient d’avis de jouer le jeu des institutions républicaines pour tenter d’instaurer, par la voie électorale, une démocratie chrétienne.
Reste que l’épisode de la Séparation, pris dans le sens large qui vient d’être exposé, a nourri la mémoire longue du catholicisme local, alimentant d’une composante religieuse l’amertume et le ressentiment bas-bretons. C’est pour soutenir la ferveur des opposants aux inventaires que l’abbé Louis Abjean composa en 1906 le fameux cantique Da feiz hon tadou koz, qui a connu le succès que l’on sait.