Le sarrasin a mauvaise réputation et est assimilé à une alimentation de subsistance, pour ne pas dire réservée aux pauvres. Sans doute faut-il y voir, au moins en partie, la conséquence de ces représentations mentales qui parent de toutes les vertus la couleur blanche, et donc le froment, pour au contraire connoter négativement le noir, y compris lorsqu’il s’agit de « blé noir ». Mais il n’en demeure pas moins que les archives montrent combien, y compris en période de disette, cette plante reste abordable. À Louvigné-de-Bais, à l’est de Rennes, son prix est, lors de la « grande cherté » de 1562-1563, 60 % moins important que celui du seigle. À la fin du XVIIIe siècle, l’écart observé sur 14 marchés bretons est d’environ un tiers.
Crêpes et galettes ne sont pas les seules manières de consommer le sarrasin : les Normands sont en effet friands de bouillie, recette qui semble moins prisée des Bretons. Sans surprise, dans la péninsule armoricaine comme ailleurs, ces bouillies de sarrasin n’ont pas le droit de cité lorsque vient le moment de définir ce qui relève ou non de la « gastronomie » : manger est aussi une pratique culturelle et ne peut s’envisager sans l’idée de distinction sociale.
Le pain est une parfaite illustration de ce principe. Incarnation du corps du Christ, il se doit donc d’être blanc, couleur de la pureté, du divin. On comprend dès lors les nombreux enjeux qui entourent un tel aliment : couper la farine avec du sarrasin est assurément un moyen d’effectuer des économies mais éloigne irrémédiablement de la norme du « bon goût ». On mesure donc combien l’engouement actuel pour les baguettes au sarrasin relève d’une transgression gustative : faut-il y voir la marque d’une réelle découverte ou, au contraire, le témoignage de la déprise religieuse sur les assiettes ?