Depuis mars 1793, le conseil municipal de la ville de Nantes est inquiet devant les succès des Vendéens. Fin juin 1793, ce qu’il craignait est arrivé : les insurgés sont aux portes de la ville et il s’en faut peu qu’ils ne l’investissent. Leur chef, Jacques Cathelineau, est mortellement blessé place Viarmes. C’est alors le signal de la déroute vendéenne devant des habitants qui organisent la défense de leur ville. Or, loin d’être félicités, les Nantais sont suspectés d’être fédéralistes, c’est-à-dire proches du mouvement lié essentiellement aux Girondins et à la ville de Lyon, qui demandent un juste équilibre des pouvoirs entre Paris et la province.
Carrier, représentant du peuple à Nantes
Dans ce contexte de crise, certains membres du Comité de salut public souhaitent qu’un représentant du peuple, en fait un député de la Convention nationale, soit nommé à Nantes pour rendre compte de la guerre civile et assurer la présence souveraine de la République dans l’Ouest. La candidature de Carrier est alors proposée par Hérault de Séchelles. Il faut dire que ce conventionnel s’est fait remarquer lorsqu’il préconisait des mesures radicales contre la Vendée. Il avait notamment proposé d’exterminer les Vendéens en empoisonnant les puits. Carrier peut aussi compter sur le soutien des Cordeliers, car il fait partie de ce club, de certains sans-culottes et des hébertistes. Fin septembre 1793, Carrier arrive à Nantes avec une double mission : épurer les autorités locales et juger les prisonniers arrêtés en Vendée. Il doit renforcer ce verrou stratégique que représente le port de Nantes, au moment où se multiplient les rumeurs de complot anglo-vendéen. De plus, les prisons nantaises sont pleines et posent un problème d’insécurité et d’hygiène (les rumeurs de peste se multiplient au sein de la ville et dans tout l’Ouest). Les prisonniers manquent de tout et sont livrés à eux-mêmes, sans nourriture, sans eau, sans soins médicaux. Ils sont de plus en plus nombreux, au fur et à mesure que l’armée vendéenne est battue, au nord de la Loire (c’est le temps de la Virée de galerne) comme au sud.
Carrier et la justice révolutionnaire
Le 30 octobre 1793, Carrier établit un tribunal révolutionnaire qui reçoit les pleins pouvoirs : tout homme convaincu d’être un « contre-révolutionnaire » (c’est-à-dire un Vendéen) est condamné à mort. Le jugement est sans appel et exécuté promptement. Au départ, ce sont les prêtres réfractaires qui inaugurent une mise à mort propre à Carrier : les noyades dans des gabares (des bateaux à fond plat, sans grande valeur et faciles à couler). À la fin de l’année 1793 et au début de 1794, les prisonniers civils et religieux sont victimes de ces noyades. Sûr de la légitimité de sa justice révolutionnaire, Carrier ne cache pas aux autorités supérieures la manière dont il exécute les prisonniers. À partir de novembre 1793, ses rapports se font de plus en plus ironiques, niant par là même la souffrance et l’humanité de ses ennemis. À propos de prêtres noyés, il écrit qu’ils « ont coulé à pic au signal donné » et s’exclame : « quel torrent révolutionnaire que la Loire ! ». Il parle de « miracles de la Loire qui vient encore d’engloutir 360 contre-révolutionnaires de Nantes » et qualifie la Loire de « baignoire nationale ». Le Comité de salut public et la Convention nationale sont parfaitement au courant de la situation nantaise, mais personne ne réagit encore.
En février 1794, Carrier doit subir les attaques de Marc-Antoine Jullien, lui aussi envoyé en mission, qui le dénonce à Robespierre et au Comité de salut public. Il lui reproche d’empiéter sur les autorités locales en place et sur les pouvoirs de ses collègues. En résumé, il l’accuse de se comporter en tyran à l’égard des républicains. Carrier demande donc à revenir à son premier rôle de député et quitte Nantes le 8 février 1794. À la tribune de la Convention, il se donne le beau rôle, convaincu d’avoir bien agi et d’avoir « fait des heureux » sur place.
Carrier et les conséquences de Thermidor
Carrier participe à la chute de Robespierre, en thermidor an II (28 juillet 1794). Mais il ne se méfie pas d’une vieille affaire qui ressort opportunément au grand jour à la fin de l’année 1794, au moment où les accusations se multiplient sur les exactions commises par les représentants du peuple en province (que ce soit dans l’Ouest ou dans la vallée du Rhône). Lors de sa mission à Nantes, Carrier a fait arrêter 132 marchands et notables qui protestaient contre la mise en place de la Terreur dans la ville. Il les envoie au tribunal révolutionnaire de Paris, via Angers, comptant sur ses collègues angevins, tout comme lui partisans de la manière forte, pour les faire « disparaître » lors de cette étape. Il n’en est rien et ces Nantais finissent dans les prisons parisiennes. Après Thermidor, les survivants (94 au total) écrivent des rapports contre l’action de Carrier, et multiplient les appels à un jugement. Bien des conventionnels se retournent alors contre Carrier, fusible bien commode pour faire oublier leurs propres excès durant la Terreur. Le 23 novembre 1794, Carrier est arrêté. Son procès débute. En trois semaines, l’affaire est jugée : il est guillotiné place de Grève à Paris, le 16 décembre 1794, comme contre-révolutionnaire. À l’image de Robespierre, seul responsable de la Terreur et, à ce titre, guillotiné à l’été 1794, Carrier cristallise sur sa personne tous les forfaits de la Terreur en province. Sa mort ne favorise pas les débats ; bien au contraire, elle les enterre.