5.4

De drôles de trognes

Le bassin de Rennes se distingue par l’abondance de ses émondes (ragosses, ragolles) dont la présence dans le paysage, quand elles subsistent en densité, n’échappe pas au voyageur attentif qui vient pour la première fois dans cette partie de la Bretagne.

Cette taille qui favorise les repousses latérales n’est pas spécifique à cette région bien qu’elle y soit plus abondante qu’ailleurs. Dans la morphologie des trognes, à peu près toutes les figures peuvent exister et coexister, de l’élan vertical au développement horizontal en passant par les troncs ou les têtes multiples. J’emploie à dessein le mot trogne venu du Perche car mieux que tous les autres il dit la relation particulière qui unit ces arbres aux générations d’hommes qui les ont taillés et retaillés auxquels ils finissent par ressembler.

La ragosse élancée est d’abord un arbre à fagots, le plus souvent un chêne pédonculé, dans une moindre mesure et en fonction de la nature du sol, notamment, un châtaignier, un charme ou un frêne. Avec l’élagage latéral pratiqué sur la plus grande longueur de l’arbre, le paysan recherche une production optimum de fagots. Si la forme droite et régulière domine, des variantes courbées ou à excroissances latérales existent. Ces repousses latérales, émondées tous les quatre ou cinq ans, donnent au tronc une structure noueuse qui le rend très résistant. Cette qualité destinera les grumes des émondes à la charpente et à la menuiserie, usages qui se vérifient dans l’habitat ancien. La construction navale a puisé dans ce gisement considérable offrant une diversité de formes dont certaines ont pu être préparées dans cet objectif. L’utilisation des ragosses de chêne en brise-lame et brise-vent sur la plage de Saint-Malo montre la dureté exceptionnelle de leur bois. Aujourd’hui certains architectes et charpentiers recherchent ces troncs pour leurs projets. Coupées en rondins et fendues, les ragosses finissent également dans les inserts et les cheminées ; elles peuvent être « avalées » par d’énormes broyeurs pour fournir du bois déchiqueté. En l’absence de renouvellement de la ressource, ces destinations ultimes sont inquiétantes pour l’avenir. Les initiatives encore rares et souvent mal comprises pour la création de nouvelles ragosses doivent être encouragées et multipliées, en parallèle d'une politique de replantation de haies champêtres où le chêne pédonculé, notamment, aurait toute sa place.

Pour conclure cette brève évocation des ragosses il n’est pas interdit d’aller voir les mégalithes de Saint-Just en Ille-et-Vilaine et d’autres encore visibles en Bretagne en s’interrogeant sur ce besoin d’ériger vers le ciel des monuments qu’ils soient de bois ou de pierre.

Un rapide tour de France nous révèle que l’émondage en ragosse était largement répandu : têteaux de chêne du Berry, frênes en Haute-Loire ou dans le Gers, échabeilles de l’Ardèche (chênes pubescents), trognes de chênes du Perche… On en voit encore un peu partout. Ce survol mériterait d’être approfondi au même titre que le pourquoi de la particularité bretonne.

Le modèle de trogne le plus courant est celui d’un arbre étêté et retaillé régulièrement à une hauteur de deux ou trois mètres nécessaires pour que bovins, ovins ou caprins ne puissent atteindre les repousses émises après chaque coupe. Ce têtard classique est aussi celui des saules blancs bouturés des pays du Nord et d’ailleurs. Des formes à deux, trois ou plus de têtes viennent enrichir le modèle de base. Au Pays Basque subsistent des forêts de têtards de chêne pédonculé et de hêtre taillés en chandelier dont la destination était le charbon de bois. La forme à plusieurs têtes ou plusieurs bras avait semble-t-il l’avantage d’augmenter la production mais entraînait des interventions plus difficiles et limitait l’intérêt de la grume. Les modèles sont infinis du simple têtard aux formes en « têtes de chat » pratiquées notamment sur les tilleuls et les platanes urbains. Ils mériteraient aussi d’être analysés pour savoir ce qui du hasard, des habitudes, des aptitudes du végétal ou des nécessités productives (…) a été déterminant dans ces différentes conduites. Pour terminer ce tour de trognes il faut faire un détour par le plessage à qui nous devons deux types de trognes : une mini trogne, appelée guette dans le Perche et une trogne horizontale issue du vieillissement d’une plesse. Lors de la réalisation de sa clôture vivante le plesseur conserve, pour rigidifier l’ensemble, des piquets vivants qui sont en fait des baliveaux (chêne, charme, érable champêtre…) préservés dans l’axe de la haie et coupés à la même hauteur que les piquets plantés. Lorsqu’au bout de plusieurs années le plessage est refait les piquets morts ont disparu et sont remplacés, les piquets vivants qui ont repoussé comme des trognes sont conservés et recépés ont niveau de coupe initial ; après un siècle et plus certaines de ces guettes deviennent des petites trognes très volumineuses. Il en est de même pour les plesses dont les plus vigoureuses sont gardées lors du renouvellement du plessage ; elles peuvent se développer de part et d’autre de la cépée et former des trognes horizontales s’étalant parfois sur une dizaine de mètres comme on peut encore le voir en Sologne. On comprend tout l’intérêt de conserver ces éléments à la fois producteurs de bois et barrière efficace et pérenne.

D’autres types de trognes existent : mûriers blancs, osiers du bord de mare taillés annuellement, trognes fruitières (vigne, olivier), trognes destinées au bornage, trognes rehaussées… Vaste champ d’investigation qui en dit long sur la plasticité et la vigueur de nos arbres champêtres !

Tous ces arbres modelés par les tailles à répétition prennent souvent, avec le temps, des allures humaines ou animales. Contrairement à une opinion largement répandue, y compris chez certains défenseurs des arbres, la taille, pour peu qu’elle soit conduite à intervalles réguliers et pas trop espacés, a pour effet de prolonger la durée de vie naturelle de l’arbre. Des vieux saules têtards dans le ried alsacien ont très largement dépassé la durée de vie normale d’un saule blanc. La trogne est moins sensible aux aléas climatiques (tempête, givre, foudre). Le recépage provoque l’apparition de nouveaux rejets et stimule la formation de tissus au niveau des coupes (bourrelets de recouvrement) et du tronc qui s’en trouve solidifié, un nouveau tronc pouvant même ainsi voir le jour et remplacer le tronc mort. Des racines peuvent se développer à l’intérieur dans le terreau du tronc creux et assurer un rôle de contrefort, finissant souvent par rejoindre le sol.

Les multiples modèles et évolutions des cavités, avec ou sans terreau, hébergent plantes et animaux. Les graines emportées par le vent ou la faune germent dans le terreau enrichi d’apports extérieurs (fientes, feuilles…). Arbres, arbustes et un cortège fourni de plantes herbacées, le plus souvent nitrophiles, composent des jardins aériens. Parfois le semis d’un chêne ou d’un frêne grandit et finit par dominer et supplanter son hôte. Le polypode (Polypodium vulgare et interjectum) est un hôte régulier des trognes de charme, de chêne, de tilleul, de frêne ou de saule. Les champignons ne sont pas en reste dans cette colonisation épiphyte notamment les polypores qui peuvent eux-mêmes héberger des insectes spécifiques.

La faune des trognes comporte un grand nombre d’espèces remarquables, certaines trouvant dans ces arbres leurs derniers refuges. Dès la création d’une trogne, le plateau formé par la coupe, protégé par les repousses, accueille souvent un nid (pigeon ramier, tourterelle des bois, de geai des chênes, petits passereaux…). C’est en vieillissant avec ses cavités et ses formes tourmentées que l’arbre présente l’attrait le plus grand, offrant des biotopes extrêmement variés et évolutifs. La région de Scarpe-Escaut accueille la population de chouettes chevêches considérée comme la plus dense de France. Le petit rapace nocturne niche à 80 % dans les saules têtards proches des habitations. L’avenir de cette population passe par le maintien des fermes d’élevage avec leurs pâtures et le renouvellement des saules têtards pour assurer la relève des cavités. La chouette effraie et la chouette hulotte nichent volontiers dans les trognes qu’elles utilisent comme abris diurnes et nocturnes. Cette notion d’abri concerne de nombreuses espèces notamment en période hivernale et dans des contextes où les refuges naturels et artificiels se font de plus en plus rares. Chauves-souris, fouines, hérissons, écureuils, lapins, loirs, salamandres tachetées, tritons, pigeons colombins, huppes fasciées… sont quelques exemples d’autres vertébrés régulièrement observés dans les cavités à tous les niveaux. Les insectes, en particulier ceux dont les larves vivent dans le terreau et se nourrissent de bois mort (pique-prunes, grands capricornes, lucanes cerfs-volants et d’autres coléoptères plus petits), sont parmi les espèces les plus remarquables recensées dans les trognes. Le nombre et la proximité des arbres creux renforcent significativement leur attrait pour la faune c’est même un facteur essentiel pour la survie du pique-prune. Les études sur les cavités doivent être poursuivies pour mieux cerner leur intérêt et leur spécificité selon leur nature, leur évolution et leur situation. Enfin n’oublions pas l’homme avec les trognes ayant, durant les conflits, servi de cachettes pour les personnes, les armes, la nourriture ou les objets précieux et pour les enfants les « trognes-cabanes » bien plus merveilleuses et mystérieuses que les mobiliers urbains d’aujourd’hui !

La trogne est passée inaperçue des historiens de l’art. Des représentations existent déjà dans l’antiquité. Depuis l’époque médiévale elle figure régulièrement dans les enluminures, la gravure, le dessin, la peinture… Dans les « Très riches heures du duc de Berry », les frères Limbourg (début du XVe siècle) illustrent fidèlement des saules têtards en bord de rivière. La peinture est une mine inépuisable qui nous renseigne sur les paysages et les pratiques paysannes des époques concernées. La photographie et son utilisation dans la carte postale témoigne d’une omniprésence au bord de l’eau et dans les paysages des campagnes voire des villes. Ses formes évocatrices l’amènent tout naturellement dans la publicité, la bande dessinée ou le cinéma. L’art le plus contemporain n’est pas en reste avec Peter Cooke ou encore Nils-Udo.

Le « jardin des trognes » présenté en 1999 et 2000 au festival international de Chaumont-sur-Loire, avec l’installation de 27 trognes, marque le départ d’une prise de conscience de l’importance de ces arbres dans les paysages et comme patrimoine économique, écologique et culturel. Sa suite avec le chemin des Trognes et la Maison Botanique de Boursay, Centre européen des Trognes, porte et accompagne un mouvement pour la reconnaissance, la réhabilitation et la création de ces arbres peu ordinaires par les moyens les plus variés (photographies, recueils de témoignages, de textes, d’iconographie, recensement des noms selon les régions, sorties, expositions, conférences, 1er colloque européen sur les trognes…).

Ce patrimoine existe depuis des milliers d’années. Parce qu’elles donnent une production renouvelable et pour toutes les raisons évoquées plus haut les trognes, si liées à l’homme, doivent retrouver toute leur place dans nos paysages et dans notre culture.

Dominique Mansion
Illustrateur naturaliste, créateur de jardins, conférencier...
Il est l'auteur des dessins des trois tomes de la Flore forestière française
et a publié plusieurs ouvrages de vulgarisation botanique. Ardent
défenseur du bocage depuis une trentaine d'années, il oeuvre aujourd'hui,
avec la Maison Botanique de Boursay (41), pour la reconnaissance
des « trognes » en France et en Europe.