Pour ne citer qu’un exemple, mentionnons le cas d’Isidore Chollet, un cultivateur d’Iffendic qui, affecté à l’armée d’Orient, ne rentre en France qu’en août 1919 et n’est rendu à la vie civile que le mois suivant. Et comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ? Comment la France pourrait-elle libérer ses hommes alors que la paix n’est pas encore signée, que l’Allemagne est susceptible de reprendre à tout moment le combat ? Comment l’armée française pourrait-elle occuper la rive droite du Rhin sans hommes pour assurer l’ordre en territoire allemand ? Comment pourrait-il en être autrement alors qu’il faut reprendre pied en Alsace et en Lorraine, régions que l’on ne connaît plus vraiment après près de 50 ans d’annexion allemande ?
Archives départementales d'Ille-et-Vilaine: 10 M 80.
Pierre Rabajoie, prisonnier de guerre
Plus particulier encore est le cas des prisonniers de guerre. Né le 9 novembre 1894 à Iffendic, Edouard Gornouvel exerce la profession d’instituteur lorsqu’il est incorporé en septembre 1914 au 102e RI. Nommé caporal puis sergent, il est transféré au 142e RI avant d’être capturé, en pleine bataille de Verdun, dans le secteur de Damploup, le 2 juin 1916. Interné en Allemagne, il est rapatrié en Bretagne le 8 janvier 1919 mais est pour autant fort loin de retourner à la vie civile. Être fait prisonnier n’est en effet pas une chose bien vue et nombreux sont d’ailleurs les captifs à être suspectés d’avoir volontairement franchi les lignes allemandes pour en finir avec la guerre. Certains individus sont même traduits en Conseil de guerre à leur retour de captivité pour désertion. Tel n’est pas le cas d’Edouard Gornouvel, mais il n’en demeure pas moins que quelques jours seulement après avoir retrouvé la France, il est incorporé au 41e RI de Rennes.
« Mon père avait 20 ans en 1918 quand il a été appelé sous les drapeaux dans la Marne. Face à l’ennemi dès le début, il a rapidement été fait prisonnier après le bombardement d’un pont par l’aviation allemande. Il travaillait en Allemagne, dans une mine à 700 mètres sous terre. Son gardien ne pouvait pas être plus dur avec lui, il devait travailler toujours plus. Je crois me rappeler qu’il faisait 37 kilos quand il a été libéré. Il a fallu qu’il soit d’une bonne santé pour pouvoir résister. »
Témoignage d’Henri Rabajoie, Muël, avril 2018.
Pierre Rabajoie, son père, naît le 27 août 1898 à St Onen-La-Chapelle, où il devient cultivateur. Il part au front, sous l’uniforme du 273e régiment d’infanterie, le 22 juin 1918. Il est fait prisonnier dès le 15 juillet à Dormans. Interné au camp de prisonnier de Münster, il est rapatrié d’Allemagne le 28 décembre 1918. Après une permission de 30 jours, il est transféré au 41e puis au 162e RI. Il ne regagne définitivement son foyer que le 12 juin 1920.
A Paris, établissement des feuilles de route pour les démobilisés dirigés sur la province. La Contemporaine: VAL 381/034.
Un processus de grande ampleur
La démobilisation est un processus de grande ampleur. Ce sont environ 5 millions d’hommes qu’il faut libérer de leurs obligations militaires. Ce vaste mouvement s’effectue par classes, de manière à respecter une stricte égalité républicaine. Ce sont ainsi les soldats les plus âgés qui, les premiers, retrouvent leurs foyers. Mais en réalité de nombreuses entorses à ce principe existent, sous couvert de compétences jugées essentielles à la remise sur le pied de paix de l’économie. C’est ainsi par exemple que les titulaires d’un doctorat sont démobilisés prioritairement.
A Paris, un bureau de démobilisation (13 février 1919). La Contemporaine: VAL 381/025.
Cette lente démobilisation est ressentie d’autant plus durement qu’elle contraste avec la parfaite organisation de la mobilisation de l’été 1914. Au début de l’année 1919, certains poilus ont presque 7 ans de vie sous les drapeaux derrière eux – deux ans de service militaire et plus de quatre ans de guerre.
Beaucoup appréhendent ce retour à une vie civile à laquelle ils sont d’autant moins habitués que le monde qu’ils ont connu au début des années 1910 n’est plus nécessairement le même en 1919. Entrer en paix, c’est donc aussi se confronter aux incertitudes de l’après-guerre.
Dans l’intimité des foyers
Le retour à la vie civile peut s’avérer des plus difficiles pour les poilus. Imagine-t-on seulement la douleur d’un père enfin démobilisé après 5 années de guerre, mais que son jeune enfant ne reconnaît pas ? Et que dire de ces jeunes femmes qui épousent de beaux et vigoureux jeunes hommes et qui voient revenir en 1919 des individus psychiquement détruits par l’expérience combattante ? La cellule familiale peine à se reconstituer après une aussi longue et pénible absence.
Soldat, femme et enfant. Hermann-Paul (1874-1940), sans date. La Contemporaine: OR 4947.
L’augmentation des divorces en 1919-1920 mais également la recrudescence de cas de violences domestiques et d’alcoolisme sont autant de signes tangibles de cette difficile réinsertion dans la vie civile et familiale.
Donner du sens aux héros
Le retour s’échelonne sur plusieurs mois et est loin de s’effectuer en catimini. Bien au contraire, ce rite de passage est ponctué de nombreuses fêtes qui ont pour fonction de matérialiser symboliquement la fin de la guerre.
Ces réjouissances reprennent parfois les rituels d’avant-guerre, tout en adoptant les codes du moment. A Bédée, le 7 septembre 1919, on organise pour la première fois depuis le déclenchement des hostilités la traditionnelle fête du village. Mais le retour immédiat à la normale est impossible et le programme dit bien tout la spécificité de cette édition 1919.
Article publié dans l'édition du 25 août 1919 de L'Ouest-Eclair. Gallica / Bibliothèque nationale de France.
En faisant défiler les poilus aux côtés des anciens de 1870, Bédée célèbre les vainqueurs du conflit mais rappelle également l’un des buts revendiqués de la Grande Guerre : récupérer l’Alsace et la Lorraine. La « pose de la première pierre d’un monument », qu’on suppose être celui dédié aux Bédéens morts pour la France, permet d’associer les défunts à l’hommage, tandis que la distribution de pain aux indigents rappelle la solidarité et la camaraderie des tranchées. Les activités ludiques ont pour fonction d’exorciser la peur et de hurler le soulagement de s’en être sorti si ce n’est totalement indemne, au moins vivant. Ce faisant, c’est bien le retour dans la communauté villageoise qui est célébré par cette fête, et la dernière occasion de se rappeler le sens d’une guerre qui, pour tant de familles, du fait de sa durée et de son bilan humain exorbitant, n’en a plus beaucoup.
Article publié dans l'édition du 13 octobre 1919 de L'Ouest-Eclair. Gallica / Bibliothèque nationale de France.
A Breteil, ce n’est qu’en octobre 1919 qu’est organisée la fête marquant le retour des poilus, soit 11 mois après l’Armistice.