Une limite en trompe-l’œil
La frontière linguistique n’a jamais été stable, mais elle a frappé les observateurs jusqu’au milieu du XXe siècle par la netteté de son tracé : « On parle bas-breton ou on ne le parle pas », note un voyageur en 1828.
L’historien Pitre-Chevalier évoque en 1845 « la muraille chinoise de l’idiome breton ». Un siècle plus tard, le géographe Marcel Gautier estime toujours en 1947 qu’« aucune transition n’est ménagée : un ruisseau, un chemin sont parfois la seule séparation entre deux fermes dont l’une est habitée par des bretonnants, alors que dans l’autre, en face, l’on ne parle que français ».
Carte d'Argentré - CRBC
La première représentation cartographique de la frontière linguistique entre Haute et Basse-Bretagne est parue dans « L’histoire de Bretaigne » que publie Bertrand d’Argentré en 1588, mais le tracé reste assez imprécis.
Première enquête
On doit à Charles Coquebert de Monbret la première enquête, tout à fait officielle, qui ait été réalisée sur ce sujet sous le Premier Empire, en 1806. Sur la côte nord, la limite se situe désormais à Plouha. Les villages de Batz et la commune de Pénestin sont de langue bretonne au sud de la Vilaine, de même que Questembert au nord. Loudéac et La Roche-Bernard sont de langue française.
La limite Sébillot
Le tracé auquel il est toujours fait référence est celui que publie Paul Sébillot en 1886. Il n’effectue lui-même aucune enquête de terrain et s’appuie sur les renseignements qu’il a collectés auprès d’une dizaine de correspondants. En six pages de texte et quatre cartes, il décrit les « limites des deux langues » commune par commune, et même village par village.
« Dans tout Plouha, écrit-il, on parle breton et souvent le français. Corlay est en pays breton, comme Mûr-de-Bretagne en presque totalité. Gueltas est en pays français quand Noyal-Pontivy parle breton. Billiers est la dernière commune bretonnante au nord de la Vilaine. Au sud de la rivière, on parle toujours le breton dans sept villages de la presqu’île de Batz. »
Deux démarches différentes
En 1925, le linguiste Albert Dauzat met en doute « la fixité » de la frontière linguistique et vient en Bretagne enquêter sur place. Il choisit de mettre l’accent sur les progrès du français. Il reconnaît pourtant que « si on laisse au breton toutes les communes où l’on [le] parle encore, la limite de 1886 n’a guère varié. » Il n’en pronostique pas moins son abandon pour « bientôt » à Plouha comme dans la presqu’île de Rhuys.
Ses articles font réagir Roparz Hemon. En 1928, le directeur de la jeune revue littéraire Gwalarn entreprend la première enquête systématique d’évaluation de la pratique du breton dans toutes les communes de Basse-Bretagne. Par rapport à 1886, tous les chefs-lieux de canton situés à proximité de la limite ont changé de langue de prédication : Plouha, Lanvollon, Corlay, Mûr-de-Bretagne. Les paroisses bilingues ont opté pour le français. Celles qui ont maintenu les sermons en breton (Bignan, Saint-Jean-Brévelay…) sont des communes rurales.
Une recherche exemplaire
Le travail que publie R. Panier en 1942 , méthodique et précis, reprend commune par commune et village par village le tracé de Sébillot. Il a lui-même mené l’enquête sur le terrain tout au long de la frontière linguistique, ne considérant « comme points limites du breton que ceux où deux ou trois générations le parlent spontanément. »
En 1886 | En 1942 | |
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Total | 92 | 92 |
Nombre de villages bretonnants | 92 | |
Nombre de villages encore bretonnants | 43 | |
Nombre de villages acquis au français | 45 | |
Villages abandonnés | 4 |
Il observe ainsi que les adultes ne connaissent plus le breton à Plouha et que seuls quelques vieillards le parlent encore. Dans les villages de Saint-Gildas (22) gagnés au français, ce n’est pas le gallo que parlent les habitants, mais un français régional. Au Vieux-Bourg, « les enfants issus de mariages mixtes entre Gallos et Bretons ne connaissent pas la langue bretonne, mais l’apprennent à l’école au contact de leurs camarades. » À Mûr-de-Bretagne, le breton ne se parle plus guère en ville et les transactions se font en français au marché.
R. Panier rapporte que le breton a subi depuis 1886 « un recul assez marqué » dans le sud du Morbihan, sur la côte plus qu’à l’intérieur. À Noyal-Muzillac, la limite a été repoussée de sept kilomètres vers l’ouest. Billiers est devenue entièrement française. Dans la presqu’île de Rhuys, les jeunes ne savent plus le breton, mais la majorité de la population le parle.
À la recherche de la frontière
Dans le dernier quart du XXe siècle, d’autres chercheurs de frontière s’intéressent toujours à la limite linguistique. En 1976, l’Américaine Lenora A. Timm suit les traces de ses prédécesseurs et s’arrête dans chaque bourg et village mentionné par Sébillot. Elle visite ainsi 40 communes à l’ouest de la limite et quelques autres à l’est.
Selon elle, seules deux – Kergrist et Noyal-Pontivy – peuvent être toujours classées comme bretonnantes. Vingt-huit ne peuvent l’être que « marginalement ». Enfin, dix ont « définitivement » perdu le breton, dans la presqu’île de Rhuys, mais aussi à Vannes et dans sa périphérie.
Aujourd’hui, quelle pertinence ?
Aux yeux de Timm, la frontière est devenue « largement illusoire ». Thomas Buckley, qui a enquêté dans les environs de Plouha, reconnaît qu’elle n’existe presque plus, mais elle reste bien concrète, y compris dans les représentations des non-locuteurs. Selon lui, ils peuvent dire sans hésiter : « Ici c’est le breton. Là-bas, à cent mètres, c’est le patois. »
Peut-on toujours faire référence à la ligne Sébillot ? Elle est bien évidemment datée, puisque la frontière linguistique avait constamment avancé vers l’ouest avant 1886 et qu’elle n’a pas cessé de le faire après, pour se diluer complètement en fin de période. Son tracé garde tout de même sa pertinence, puisqu’à l’époque contemporaine, il se situe à mi-parcours entre les enquêtes les plus anciennes et les plus récentes.