Les travailleuses de la mer
Le film documentaire ‘’Les travailleuses de la mer’’ a été réalisé par Carole Rossopoulos (1945-2009), une cinéaste Franco-suisse. Durant 40 ans, la cinéaste a couvert les combats sociaux de son époque : luttes ouvrières, anti-impérialistes, homosexuelles et féministes, mais aussi le don d'organes, le viol conjugal ou encore les soins palliatifs. En 1982, avec Delphine Seyrig et Loana Wieder, elle fonde le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir.
Au début des années 1980, Carole Rossopoulos filme au port de pêche Lorient. Elle raconte le quotidien au travail de près de 800 femmes : les fileteuses le jour, les trieuses de poissons la nuit. Ces femmes témoignent des conditions dans lesquelles elles exercent leur métier, des conditions quasiment inchangées depuis cinquante ans : dans le froid, l’humidité et la glace, debout, portant de lourdes charges, et toujours sans statut. Ce film est complété par un échange avec l’historienne spécialiste du monde maritime, Soazig Le Hénanff, médiatrice en histoire et patrimoine, enseignante à l’UBS, qui mène un travail de recherche sur les femmes de la rade de Lorient. Elle nous fournit des éléments de contexte sur la situation de la pêche et des femmes ouvrières dans la rade de Lorient à cette époque.
Entretien avec Soazig Le Hénanff, médiatrice du patrimoine à Lorient.
Dans le cadre de la projection du film de Carole Rossopoulos à Lorient (56) en mars 2024, Soazig Le Hénanff, chercheuse et médiatrice du patrimoine, est revenue sur le contexte dans lequel s’est inscrit la lutte des femmes du port de pêche, chroniquée par le film. Celui-ci raconte le quotidien au travail de près de 800 femmes au début des années 1980 à Lorient, l’un des plus grands ports de pêche français. La nuit, elles déchargent et trient le poisson ; le jour, elles le mettent en filets. Ces ouvrières témoignent des conditions dans lesquelles elles exercent leur métier : dans le froid, l’humidité et la glace, debout, portant de lourdes charges, et toujours sans statut.
Vous avez découvert ‘’Les travailleuses de la mer’’, à l’occasion de la programmation de cette projection. Comment fait-il écho avec le travail au long cours que vous menez sur les femmes de la rade de Lorient ?
Soazig Le Hénanff : En effet, j’ai engagé il y a trois ans un travail sur les femmes de la rade de Lorient. A ce titre j’ai rencontré des femmes qui figurent dans le film de Carole Rossopoulos ; des ouvrières qui prenaient le bateau-bus [de Locmiquélic ou Port Louis, deux villes situées dans la rade et reliées à Lorient par un bateau-bus], qui faisaient l’aller-retour, dans la nuit, tôt le matin et tard le soir. Et je m’étais dit qu’il fallait que je creuse ce sujet. J’ai rencontré plusieurs femmes à ce moment-là.
Qui sont-elles ?
Le début de ma démarche se situe dans un contexte social tendu. Le port de guerre avait fermé, la base de sous-marins avait fermé, le port de pêche avait vécu un grand basculement en 2003. Je rencontre Thérèse Guillochon, qui va devenir un fil rouge de ma recherche. Il s’agit d’une ancienne grande figure de la CGT chez Sopromer : une religieuse qui va faire le choix d’être au plus près du monde actif. Elle travaillera comme mareyeuse durant 15 ans. Elle est proche de la cégétiste Léone Le Mahohic, qu’on repère bien dans le film. Ses combats pour l’amélioration des conditions de travail des femmes de marée au port de Lorient lui vaudront d’être persona non-grata. Elle quitte Lorient au milieu des années 1980 pour faire les saisons dans une conserverie de poissons à Quiberon.
Le film fait-il écho aux témoignages que vous avez recueillis à cette époque ?
Ce documentaire est un véritable document patrimonial. D’abord concernant l’emprise et les bâtiments : le port de pêche ne ressemble plus à ce qu’on a sous les yeux aujourd’hui. Le film montre aussi un autre aspect : le patrimoine culturel immatériel que représente le travail des filets de poisson. C’était alors un savoir-faire exclusivement féminin, qui est exceptionnel et spécifique à Lorient. Ce qui n’est plus le cas depuis quelques années. Quant aux témoignages, toutes m’ont raconté la dureté, la pénibilité, le travail de nuit, l’absence de reconnaissance du statut, les tensions avec les dockers. Durant leur lutte, elles ne sont pas toutes d’accord pour obtenir la carte de docker. Elles disent aussi la fierté de leur travail. Et ça se voit : elles ont de l’allure, bien droites dans leurs bottes … et trempées ! Des femmes très engagées à défendre leurs droits.
Comment ces femmes arrivent-elles au port de pêche ?
Cela remonte au 19e siècle, où les femmes sont embauchées en très grand nombre dans les conserveries de poisson. Ces femmes n’ont pas de diplôme, elles travaillent dans les conserveries, dans les conserveries de sardines et de thon (Port Louis, Gâvres, Groix, Lorient) jusqu’aux années 1960, à la saison. Certaines d’entre elles vont aussi faire la saison à Belle Ile ou Quiberon. Ensuite les conserveries ferment. Dès lors que ça s’arrête, le grand pourvoyeur d’emploi devient le port de pêche de Lorient.
Pourquoi le tri du poisson intéresse-t-il les femmes ? Car c’est un métier de « journalier », elles travaillent à la tâche. Il ne réclame aucun savoir-faire, aucun engagement et il est bien payé. En revanche, l’ancienneté comme la régularité priment pour s’assurer rejoindre une équipe. En avril-mai, la saison de pêche les fait travailler davantage : 4 nuits par semaine. Les autres mois de l’année, elles passent la nuit au tri du poisson 3 jours par semaine. Cette organisation leur permet de gérer les enfants : elles travaillent la nuit car les enfants dorment. Certaines femmes laissent leurs enfants seuls la nuit, même petits. Puis, elles enclenchent leur deuxième journée. Le partage des tâches n’existe pas, et certaines d’entre elles, veuves, n’ont d’autre choix que ce type d’activités professionnelles : trieuses de poissons et femmes de marées.
Quel rôle a joué le travail des femmes dans le développement de la pêche industrielle ?
Ce travail de recherche n’a jamais été réalisé. On n’a donc pas beaucoup de réponses à ce sujet. Ce qui est sûr, c’est que, lorsque la pêche s’industrialise, les femmes constituent une main d’œuvre qui est déjà sur place. Le débarquement du poisson est multiplié par 3 dans les années 1975. Et si on débarque trois fois plus, il faut trier le poisson et recruter des femmes journalières. Mais lorsque l’on consulte des ouvrages ou des articles sur l’activité du port des années 1960 à la réforme des dockers (1994), la présence du mot « femme « est exceptionnelle ! D’ailleurs, ce documentaire montre que les femmes militent en tant qu’ouvrières du port de pêche, pas en tant que femmes. Aucune d’elles ne milite en tant que féministe.