De prime abord anodine, la carte qu’envoie le 12 mai 1918 Louise Le Roux à son frère Victor, mobilisé et aux tranchées, est une archive précieuse pour qui s’intéresse à la vie quotidienne dans les campagnes bretonnes de la Grande Guerre, en l’occurrence ici à Guipavas, dans le Finistère :
« Kerivoal le 12 mai 1918,
Mon cher frère Victor,
Je viens t’écrire cette carte pour te dire que Jeannie a reçu sa carte aujourd’hui, dimanche, quand elle a été à la messe car nous profitons de la messe du dimanche pour prier le bon Dieu de vous préserver jusqu’à la fin de ce triste temps. Demain nous irons à cercler les pommes de terre et le domestique est à faire la boumbe pendant la journée et s’il ne fait pas encore demain, alors ce sera bien ; alors si tu peux venir nous donner un secours pendant les grands travaux, alors nous serons très bien […]. Les taureaux s’engraissent et maintenant car on leur donne du trèfle rouge et du gouelien deux fois par jour. Je te dis cher Victor que le poulain de Coquette est mort. Jeudi matin quand le domestique est allé envoyer son déjeuner à Coquette, le poulain était allongé par terre et il était froid glacé. Il avait eu un coup de sang probablement et maintenant jeudi prochain il faudra présenter les juments vides à Landerneau et nous avons peur que Coquette sera pris aussi si quelqu’un va déclarer qu’elle a perdu son poulain ; et la jument Lucie il faudra la présenter parce qu’elle a été déclarée vide. C’est le gouvernement qui va prendre les juments encore. La petite vieille vache nous gêne aussi et il faut que nous la gardons encore car elle mange bien du trèfle rouge. Je te dis que jeudi j’avais été à Kersaint et j’avais envoyé une petite bonne avec moi, elle a douze ans, c’est la fille de Cola ar C’halvez. C’est une fille bien gaie et bonne pour jouer avec les enfants. Nous sommes tous bien portants à Kerivoal et je désire que tu sois de même en recevant cette carte. Au revoir à la prochaine nouvelle. Louise.
La syntaxe pour le moins hésitante dit d’une part la scolarité précocement arrêtée, d’autre part la présence du breton dans cette langue française qui n’est pas nécessairement celle de la vie de tous les jours, mais qui est en revanche celle de l’écrit. Néanmoins, si ces quelques lignes constituent une archive aussi intéressante c’est que, d’une certaine façon, elles montrent combien l’émancipation des paysannes pendant la Grande Guerre est à relativiser.
Certes, Louise Le Roux paraît à première vue relativement autonome dans sa gestion de la ferme mais l’absence de l’homme se fait tout de même ressentir. C’est ainsi qu’elle demande à son frère aux tranchées s’il peut bénéficier d’une permission agricole pour les moissons : « si tu peux venir nous donner un secours pendant les grands travaux ».
Car il ne faut pas s’y tromper. Si l’homme est absent, la domination masculine n’est pas pour autant abolie. C’est ainsi que la carte qu’adresse Louise Le Roux à son frère n’est pas qu’une simple correspondance. Elle est en réalité un véritable rapport qui l’informe des événements importants de la ferme : le cerclage des pommes de terre est en cours, les taureaux engraissent, le poulain de Coquette est mort, il est probable que les juments soient réquisitionnées par l’armée… En fait, tout se passe comme si Victor Le Roux continuait, à distance, à administrer la ferme. C’est ce que l’historien Christophe Prochasson a qualifié d’agriculture de papier, réalité qui est semble-t-il indissociable d’une certaine forme de subordination féminine.