« (C’était) Le temps de l’amour, le temps des copains et de l’aventure »
Françoise Hardy
Aux XIVe et XVe siècles, autrement appelés « l’automne du Moyen Âge » par l’historien Johan Huizinga, le succès du roman arthurien, pourtant né au XIIe siècle sous la plume de Chrétien de Troyes, ne se dément pas, même s’il s’étiole un peu en France. Écrites en prose dès le XIIIe siècle et dans des versions souvent fleuves (en témoigne le cycle du Lancelot-Graal), les aventures d’Arthur, des dames et des chevaliers de la Table Ronde font encore les délices des lecteurs et lectrices. Certes, Arthur est blessé mortellement dans le combat contre son fils incestueux Mordred et les chevaliers prestigieux sont morts ou se sont retirés dans des ermitages. L’univers d’Arthur est bel et bien englouti. Les aventures du Graal sont achevées. Que raconter désormais ? Et pourtant la fiction continue de faire revivre Arthur et sa cour dans toute l’Europe. Pourquoi un tel succès et comment continuer d’écrire des récits arthuriens malgré la fin du royaume d’Arthur ?
Continuer l’aventure ou comment surfer sur la vague arthurienne
La tradition arthurienne est encore bien vivace à la fin du Moyen Âge. Elle constitue un véritable réservoir de thèmes, de motifs, de personnages et de structures qui continuent de séduire le lecteur, tout en simplifiant d’autant le travail du romancier. Genre éminemment social, le roman arthurien tend un miroir qui rend compte des mutations idéologiques et culturelles et sait évoluer avec son temps : le regard porté sur la courtoisie notamment, sans doute considérée comme obsolète et artificielle, peut faire l’objet de vives remises en cause à cette période.
La critique a beaucoup insisté sur le fait qu’en ce bas Moyen Âge, les auteurs, souvent anonymes, de romans arthuriens n’ont plus guère de matériau à exploiter en dehors des lacunes laissées au sein des grands cycles – lacunes ou failles qui se réduisent souvent à conter l’enfance des héros ou à défaut les aventures des pères des héros ou celles des descendants des héros. En effet, les romanciers sont confrontés à une difficulté de taille : comment « conter d’Arthur » après sa mort ? Il faut bien admettre que la pratique extensionnelle est un moyen facile pour bénéficier du succès de récits antérieurs, en logeant son récit dans un grand cycle déjà-écrit, sous la forme d’une suite rétrospective.
Plusieurs possibilités s’offrent à l’écrivain : la pratique la plus productive est celle que choisit l’auteur de Guiron le Courtois, en inscrivant son récit dans le temps pré-arthurien et la génération des « pères ». Ce roman, qui date de 1235-1240, met en scène, autour du héros éponyme, les pères d’Arthur, de Tristan, d’Érec, etc. On peut aussi raconter l’histoire des enfants des héros arthuriens, comme Ysaïe le Triste qui relate les aventures du fils de Tristan et Yseut – dont le prénom, Ysaïe, entrelace ceux du père et de la mère – puis le récit des aventures de son fils, curieusement dénommé Marc (comme l’oncle de Tristan et l’époux d’Yseut).
L’autre voie qu’explore le Perceforest, composé entre 1337 et 1344, consiste en une préfiguration de l’univers arthurien et un chaînon entre la chevalerie païenne d’Alexandre et la chevalerie chrétienne d’Arthur.
Des récits inventent d’autres possibilités. C’est le cas d’un curieux roman anonyme écrit au XVe siècle. Le Conte du Papegau est une suite en amont qui renoue avec les romans de Chrétien de Troyes, même si le récit est écrit en prose. Il se propose de revenir à l’origine du roman arthurien en contant les enfances d’Arthur (au sens de premiers exploits). Dans ce bref roman, qui confine presque au digest de la matière courtoise et arthurienne, Arthur, nouveau chevalier fraîchement adoubé et qui vient d’être couronné, est accompagné dans ses aventures par un papegau (un perroquet qui incarne le déjà-dit et la répétition) avec qui il découvre le monde littéraire déjà ancien. Le jeune roi vit à son tour toutes les aventures dévolues aux chevaliers de la Table ronde sous la plume de Chrétien de Troyes, non sans décalage humoristique ou parodique.
Recycler, dépoussiérer ou décaper : comment faire du neuf avec du vieux ou du vieux avec du neuf
Les romanciers ne se contentent pas de recycler, ils dépoussièrent ou décapent les vieux romans pour les remettre au goût du jour, en interrogeant la devise d’armes et d’amour qui avait fait les délices des lecteurs et des lectrices jusque-là.
Ce dépoussiérage, voire décapage, explore diverses voies : éliminer les scories amoncelées avec le temps, c’est donc revenir à un amont, une origine de la courtoisie, mais ce peut être aussi un écart, une mise à distance parodique. Qu’on l’interroge sous forme de débats parodiques, ou qu’on la mette en scène à grand renfort de théâtralité, la devise d’armes et d’amour ne cesse de donner à parler, à écrire, à voir dans les romans arthuriens tardifs.
Enromancer le monde
La littérature arthurienne du Moyen Âge tardif ressemble curieusement à ce que l’historien Michel Pastoureau nomme l’« enromancement » du monde. À la cour de Bourgogne, comme à la cour de Bretagne, les nobles rejouent les grandes scènes chevaleresques empruntées aux romans durant des spectacles d’emprises et de pas d’armes, avec un raffinement extrême qui témoigne d’une parfaite connaissance de la littérature arthurienne.
Ainsi ces mises en scène ritualisées et théâtralisées, scellant la solidarité de la classe noble et chevaleresque, se déploient à la cour de Bourgogne et gagnent progressivement d’autres territoires et d’autres publics. Progressivement, ces spectacles se démocratisent et se jouent devant un public plus urbain et divers. Dans le contexte de la Guerre de Cent Ans, la monarchie anglaise revendique ses origines arthuriennes contre la France. Ainsi Arthur se « britannise » en quelque sorte, même s’il est apprécié dans toute l’Europe. Mais le mythe arthurien demeure largement valorisé en Bretagne armoricaine afin de soutenir l’autorité du duc de Bretagne. Il s’agit pour les ducs de Bretagne, issus de la dynastie des Montfort, d’asseoir leur légitimité ancienne sans provoquer le roi de France. L’ombre portée d’Arthur est bel et bien présente, sans être explicite.
Arthur est parvenu à coloniser l’imaginaire de toute l’Europe, comme en témoigne la vogue des prénoms arthuriens (Arthur, Lancelot, Tristan), d’abord dans la noblesse, puis dans la bourgeoisie dès le XIIIe siècle, avant de toucher la paysannerie aisée. Ainsi la littérature arthurienne a fini par s’infiltrer dans la vie quotidienne, estompant les frontières entre réel et fiction, dans une perspective qui oscille entre nostalgie et parodie.