Le gallo. Histoire et actualité de la langue romane de Bretagne

Auteur : Léandre Mandard / octobre 2023
Le gallo, ou langue gallèse, est la langue traditionnelle de la Haute-Bretagne, que l’on range dans la famille des langues d’oïl, comme le français, le normand, le picard, ou encore le poitevin. Des premières traces écrites du Moyen Âge à sa reconnaissance comme « langue de Bretagne » au côté du breton, le gallo témoigne de la diversité de la culture bretonne.

Le gallo est une évolution régionale du latin populaire apporté par les légions romaines en Gaule. Le terme « gallo » vient du breton gall, désignant l’étranger, celui qui ne parle pas la langue bretonne. À partir du XIVe siècle, des actes des ducs de Bretagne et des chroniques parlent de « Bretaigne galou » ou « Bretaigne gallot » par opposition à la « Bretaigne bretonnant ». L’usage glossonymique du mot « gallo » n’est pas nouveau : il est en particulier attesté par un document du fonds Coquebert de Montbret, conservé à la Bibliothèque nationale de France. Alors que ce fonctionnaire réalise une enquête sur les patois sous le Premier Empire, un de ses informateurs lui envoie des indications sur « ce baragouin du pays de Piermel (Ploërmel), qu’on appelle de Gallau ». Chez les ruraux, cette dénomination ne semble avoir eu cours qu’à proximité du pays bretonnant, mais dès le XIXe siècle, des lettrés, de Paul Féval à Paul Sébillot, l’utilisent communément pour désigner la parlure de toute la Haute-Bretagne.

 Le territoire du gallo

Aujourd’hui, la langue gallèse est parlée à l’est d’une frontière linguistique qui relie grossièrement Saint-Brieuc à Vannes et qui s’est déplacée dans le temps. Arrivées d’outre-Manche, des populations de langue brittonique (celtique) ont poussé jusqu’aux portes de Rennes et de Nantes aux alentours du IXe siècle. Dans les siècles suivants, le breton n’a cessé de refluer vers l’ouest, augmentant le domaine du gallo, dont quelques éléments lexicaux, phonétiques, voire grammaticaux (ce qui est plus discuté) sont d’ailleurs à rapprocher du breton dans ces territoires.

La frontière linguistique entre le gallo et le breton reste structurante de nos jours : les données de l’enquête TMO Régions de 2018 nous révèlent qu’environ 90 % des gallésants déclarés vivent en pays gallo, et environ 82 % des bretonnants en Basse-Bretagne. C’est dans les zones les plus rurales que l’on trouve le plus grand nombre et la plus forte proportion de gallésants (jusqu’à 27 % de la population dans le sud-est des Côtes-d’Armor).

Dans toute la Haute-Bretagne – et davantage encore à l’est –, le gallo trouve des correspondances avec les variantes d’oïl que l’on trouve dans le Maine et en Anjou, dans une moindre mesure en Normandie et en Poitou. Rien d’étonnant à cela : les ruptures nettes sont rares dans le vaste continuum des langues latines. Ainsi, le pays gallo est loin d’être une aire linguistique homogène et tout à fait cohérente, et il faut reconnaître la part d’invention régionaliste dans la fabrique d’une identité linguistique qui s’est en grande partie construite en miroir face au pays bretonnant. Néanmoins, des mots courants (mézë « désormais », du broût « du lierre », guerouer « geler », la grôe « le gel ») et quelques formes verbales (comme la métathèse du l dans certaines conjugaisons : « je subele » du verbe subller « siffler ») démarquent la Haute-Bretagne.

Pratiques orales et traces écrites

Dès le milieu du Moyen Âge, des textes comme le Livre des Manières d’Étienne de Fougères (XIIe siècle) ou la Chanson d’Aiquin (XIIIe siècle) laissent deviner des traits phonétiques qui rappellent clairement le gallo contemporain, et qui tranchent avec le reste du domaine d’oïl. Alors que Chrétien de Troyes écrit avoir et nuit, son contemporain Étienne de Fougères écrit aveir et neit. Mais jusqu’au XIXe siècle, le gallo reste cantonné à l’oralité, dans une société rurale largement analphabète. De nombreux noms de lieux-dits viennent du gallo (le Carrouge « le carrefour », le Douet « le lavoir », la Janais, lieu où il y a du jan, c’est-à-dire de l’ajonc…), et viennent nous rappeler qu’il était d’un usage général dans les campagnes à l’époque moderne.

C’est pourtant dans les villes que sont compilés et publiés les premiers lexiques, dans les années 1820 et 1830, à Nantes ou à Vitré, sous la forme de « cacologies » énumérant les « locutions vicieuses » usitées par le peuple et qu’il s’agit alors de « corriger ».

Carte postale éditée vers 1930, collection particulière.

Les villes de Haute-Bretagne sont des carrefours qui attirent et brassent les populations rurales environnantes. Ce document montre ainsi que le gallo est assez présent à Nantes dans l'entre-deux-guerres, du moins chez les classes populaires, au point d’incarner l’identité de la ville.

C’est sous ces curieux auspices qu’est inaugurée la collecte de la langue, dont les folkloristes de la fin du XIXe siècle notent déjà le déclin de la pratique. Des érudits locaux s’attachent alors à sauver ce patrimoine de l’oubli en publiant dans des revues savantes le fruit de leurs moissons de « mots patois ». Le mouvement est couronné par la grande enquête menée par Georges Dottin auprès des instituteurs de Haute-Bretagne, dont les résultats sont présentés en introduction de son Glossaire du parler de Pléchâtel (1901), ouvrage qui marque une étape décisive dans l’étude linguistique du gallo. Du reste, ces enseignants qui informent Dottin sur le langage de leurs élèves sont aussi les agents de la répression scolaire que subit le gallo. À partir des lois Ferry, l’école s’applique à éliminer tout parler extérieur au français, renforçant la stigmatisation et le déclin du « patois ». Toutefois, cet aspect est difficilement séparable d’un processus plus large de dévalorisation progressive des cultures populaires rurales dans leur globalité, à mesure que la modernité triomphe dans les campagnes.

 À la même époque, le gallo commence pourtant à s’écrire dans les journaux. Michel Chalopin a identifié une vingtaine de titres de la presse locale publiant régulièrement des articles en gallo entre les années 1870 et la Seconde Guerre mondiale. Le ton de ces écrits est souvent plaisant, mais peut prendre dans certains cas un tour politique. Lors de la campagne législative de 1898, dans l’arrondissement de Ploërmel, c’est en gallo que le duc de Rohan, candidat monarchiste, est invectivé dans les colonnes du Réveil ploërmelais et sur des affiches. En tout état de cause, cette production écrite ne constitue que la partie émergée de l’iceberg de l’expression gallésante, dont la richesse orale est autrement plus importante (dictons, contes, menteries, ritournelles, subtilités du vocabulaire pratique et agricole…).

Du patois à la langue

Le XXe siècle voit fleurir la création littéraire et artistique en gallo, dans un style tantôt champêtre (telle la pièce de théâtre d’Amand Dagn̈et, La Fille de la Brunelas, parue en 1901), tantôt avant-gardiste (tel le conte des Sept frères, collecté, écrit et illustré par Jeanne Malivel en 1923). C’est dans les années 1930 que naît la volonté de préserver la langue dans le milieu des groupes folkloriques, aboutissant en janvier 1939 à la création des « Compagnons de Merlin », cercle régionaliste se donnant pour mission d’organiser le « réveil culturel de la Haute-Bretagne ».

Le contexte trouble des années de guerre, sous l’effet croisé du provincialisme de Vichy et des bonnes dispositions de l’occupant envers le mouvement breton, entraîne un essor inédit d’une vie culturelle « gallèse ». Des spectacles en gallo sont joués au Théâtre de Rennes (l’Opéra actuel) et dans les campagnes. Sur les ondes de Radio Rennes Bretagne, station placée sous la bienveillance des Allemands, le gallo peut s’entendre au côté du breton. Sur l’exemple de ce qui a été entrepris pour celui-ci en 1941, un premier essai d’unification de l’orthographe est proposé par Joël de Villers, aristocrate de Loire-Inférieure et membre du Parti national breton. À l’instar de l’ensemble de l’Emsav, le mouvement gallo s’effondre à la Libération, à cause des compromissions d’une bonne partie de ses membres.

Représentation du spectacle « Mon village chante et danse » par le Groupe Gallo-Breton de Simone Morand (au premier plan, à droite), à La Mézière (35) en 1941. Collection Musée de Bretagne. N° d’inventaire : 2021.0026.157.

Cette pièce en « patois » est entrecoupée de chansons du pays de Rennes collectées par Simone Morand. Créée en 1938, elle est interprétée de nombreuses fois en Ille-et-Vilaine pendant la guerre. Le groupe se produit alors au profit du Secours national, organisme officiel qui vient en aide aux prisonniers en Allemagne, mais qui devient aussi un instrument de propagande du régime vichyste. D’après Simone Morand, le groupe décline néanmoins une demande de représentation spéciale à destination des troupes d’occupation.

Un deuxième mouvement gallo surgit dans les années post-68, dans un contexte idéologique et culturel nouveau. L’association des Amis du parler gallo (« Bertègn Galèzz » aujourd’hui) est créée en 1976, et devient en quelques années une fédération très active sous l’impulsion d’un jeune enseignant en histoire, Gilles Morin. L’apparition de festivals de culture populaire (Bogue d’Or de Redon en 1975, fête gallèse de Monterfil en 1976, Assemblées Gallèses en 1979) donne un certain écho à un mouvement linguistique dynamique, qui parvient à obtenir une option gallo au baccalauréat en 1984. Dans les articles de la revue Le Lian, ou dans les nombreuses pièces de théâtre qui sont créées dans ces années, la langue sert de véhicule aux préoccupations sociales du temps.

Couverture du n° 9 (hiver 1980-1981) du Lian, revue de l'association des Amis du parler gallo.

En 1984, le gallo devient la première langue d'oïl à bénéficier d'une option au baccalauréat. Peu soutenu, l'enseignement dans le secondaire reste extrêmement précaire aujourd'hui, alors que les initiations en école primaire connaissent un certain dynamisme depuis quelques années.

Ce renouveau s’appuie sur une connaissance renforcée de la langue, grâce à la parution de travaux de référence tels les deux premiers tomes de l’ALBRAM (Atlas linguistique de la Bretagne romane, de l’Anjou et du Maine) par l’abbé Gabriel Guillaume et Jean-Paul Chauveau, publiés par le CNRS en 1975 et 1982. Après cet âge d’or des années 1970-1980, les décennies 1990 et 2000 voient les militants se diviser sur la manière d’orthographier le gallo, alors même que les initiatives se multiplient (développement de l’édition, notamment de dictionnaires et de grammaires, collectages, production radiophonique avec la station Plum’ FM, création musicale…).

Les réaménagements contemporains

En 2004, le gallo est reconnu par le conseil régional comme langue de Bretagne avec le breton. C’est le début d’une politique linguistique plus affirmée, dont la naissance de l’Institut de la langue gallèse (ou Institut du Galo), en 2017, marque un jalon important. À travers la charte « Du Galo, Dam Yan Dam Vèr », l’Institut cherche à impliquer les communes, associations et entreprises du territoire dans la promotion de la langue, par exemple en encourageant l’affichage de la toponymie locale. Aujourd’hui, cet organisme prend place au sein d’un dense réseau associatif (le CAC Sud-22, l’Académie du Gallo, Chubri, Qerouézée, la Granjagoul…) et place l’enseignement au centre de son action, de concert avec l’association Cllâssiers, avec laquelle il fusionne en octobre 2023. La querelle des orthographes s’est progressivement apaisée depuis la mise au point en 2007 de la graphie ABCD (du nom de ses créateurs : Auffray-Bienvenu-Le Coq-Deriano), devenue un cadre de référence incontournable, bien que la souplesse soit souvent de mise dans la pratique écrite, en particulier quand il s'agit de s'approcher au plus près des prononciations locales.

Deux exemples récents d'affiches utilisant du gallo.

La première appelle à manifester pour réclamer davantage de gallo dans les médias (novembre 2022), la seconde invite à se joindre à une action des Soulèvements de la Terre contre l'extraction industrielle de sable en Loire-Atlantique (juin 2023). Les affiches sont un moyen de visibiliser la langue, qui reste peu présente dans l'espace public.

L’enquête de 2018 a estimé le nombre de gallésants à 196 000, ceux-ci étant majoritairement âgés et issus du milieu rural. Le gallo est ainsi classé depuis 2009 par l’Unesco comme « langue sérieusement en danger ». Aujourd’hui, de nouvelles générations de locuteurs émergent, affranchies des stigmates longtemps associés au « patois ». Le renouvellement de sa pratique, toujours précaire, perpétue des manières de dire et de nommer le monde, intimement reliées aux territoires, à leur histoire et leur environnement.

CITER CET ARTICLE

Auteur : Léandre Mandard, « Le gallo. Histoire et actualité de la langue romane de Bretagne », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 26/10/2023.

Permalien: https://bcd.bzh/becedia/fr/le-gallo-histoire-et-actualite-de-la-langue-romane-de-bretagne

BIBLIOGRAPHIE

  • Chalopin Michel, « Le gallo dans la presse de Haute-Bretagne avant la Seconde Guerre mondiale », in Mémoires de la Société historique et archéologique de Bretagne, Tome CI, Livre 2, 2023, pp. 555-578.
  • Éalet Jacky, article « Morin, Gilles » de l’Encyclopédie de Brocéliande, en ligne : https://broceliande.brecilien.org/Morin-Gilles
  • Mandard Léandre, Une politique du patois ? Parlers populaires et militantisme en Haute-Bretagne, de l’entre-deux-guerres aux années 1980, mémoire d’histoire, Sciences-Po Paris, 2017.
  • Morin Gilles, « Langue, culture et littérature gallèses au XXe siècle », in Balcou Jean, Le Gallo Yves (dir.), Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1987, Tome III, pp. 253-263.

 

 

Proposé par : Bretagne Culture Diversité