« L’Ouvrière ! Mot impie, sordide… »
Éternelles mineures aux yeux du Code civil napoléonien de 1804, les femmes passent de l’autorité du père à celle du mari, et celle du patron quand elles deviennent ouvrières. Toutefois, jusqu’au début du XXe siècle, elles ne peuvent pas travailler sans l’accord de leur conjoint. En 1907, la loi leur permet de disposer librement de leur salaire, mais il faut attendre 1965 pour qu’elles puissent enfin posséder leur propre compte en banque. Leur salaire, surtout quand elles sont ouvrières, ne leur permet pas de vivre décemment car il est considéré comme un simple complément au revenu du chef de famille. Pourtant, pour de nombreuses jeunes filles d’origine modeste, la manufacture ou l’usine restent un moyen d’émancipation. Depuis 1914, la loi autorise le travail dès l’âge de 14 ans. Promesse de liberté et d’indépendance, le salaire, bien que réduit, est attirant pour celles qui désirent également contribuer aux charges du foyer parental.
Cette nouvelle autonomie, acquise par le travail en usine, suscite d’ailleurs des réactions négatives. Dès 1840, le thème de l’ouvrière passe au premier plan des débats sur la moralité et l’organisation économique. Le sujet, même s’il n’est pas au cœur de tous les aspects des discussions sur la question féminine, focalise les préoccupations autour de l’indépendance, du statut légal et des fonctions sociales qui conviennent aux femmes. En résumé, le travail des femmes en atelier, surtout quand elles sont encore jeunes filles, est considéré comme incompatible avec les bonnes mœurs ou la moralité : une réputation de frivolité pèse lourdement sur elles. L’historien Jules Michelet (1798-1874) proclame en 1861 : « L’Ouvrière ! mot impie, sordide, qu’aucune langue n’eut jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant cet âge de fer, et qui balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès ! »
Docilité appréciée pour qualifications dévalorisées
Est-ce d’ailleurs à cause de ce type de généreuse indignation que les économistes, les historiens et les sociologues ont longtemps cru qu’avant la grande industrie capitaliste, l’ouvrière n’existait pas ? S’il est prouvé, par des statistiques et des observations, que le machinisme a augmenté l’embauche des femmes dans le monde industriel, il n’en est pas moins vrai qu’au XVIIIe siècle, la femme contribue déjà à la production rationnelle de certains produits, surtout textiles. Elles travaillent alors chez elles, sur commande.
C’est la recherche de rentabilité par les entrepreneurs qui les a délogées de leur domicile pour les faire entrer dans l’univers des manufactures et des usines. D’ailleurs, déjà avant la Révolution, les secteurs du linge, du textile et plus largement des apparences rapportent un nombre important de travailleuses, notamment à Nantes. Ces artisanes manifestent une grande capacité d’adaptation dans le cadre de leur travail, marqué par différentes inégalités et par un contrôle permanent de leurs activités.
Au rythme de l’industrialisation, la présence des femmes dans les usines se développe, mais leur travail subit en même temps une dévalorisation. Si la qualification et l’autonomie, fondements de l’identité ouvrière, sont partagées par la plupart des ouvriers, ce n’est pas le cas de leurs homologues féminines. Une distinction de genre s’opère clairement. Les femmes sont écartées des travaux qualifiés ou en voie de déqualification afin d’être payées le moins possible.
Par exemple, à l’imprimerie Oberthür à Rennes, les ouvrières sont cantonnées aux tâches de pliage, de collage, d’assemblage, de couture d’imprimés. Elles doivent faire preuve de dextérité et de rapidité dans des métiers où elles manipulent environ une tonne de papier par jour. Peu à peu, la mécanisation, les progrès techniques et l’intégration des ouvrières dans l’école d’apprentissage de l’entreprise les amènent à conduire certaines machines (couseuses, encolleuses et plieuses mécaniques) et à travailler sur les chaînes d’assemblage (chaîne Kolbus). Quelques rares femmes deviennent typotes, abréviation féminie de typographe, sur clavier Monotype et Linotype.
Les ouvrières soumises et dépendantes, dépourvues de l’autonomie de leurs confrères masculins, sont sous-payées, même si elles produisent autant qu’eux. Dans les filatures et l’industrie du vêtement, elles reçoivent un salaire sensiblement deux fois moins important. Jusqu’au début du XXe siècle, dans la confection, même si elles travaillent pour un entrepreneur qui les paie seulement 0,75 franc à 1 franc 50 par jour, elles doivent fournir le fil et les aiguilles. Elles besognent de 7 heures du matin à 7 heures du soir. Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau : dès le XIXe siècle, les sardinières qui travaillent dans les conserveries sont réputées pour être les ouvrières les moins bien payées de France. En 1905, À Douarnenez, elles se mettent en grève et obtiennent un paiement à l’heure. En 1924, elles se mettent de nouveau en grève pour obtenir une hausse de salaire et sont suivies par les pêcheurs et les travailleurs du bâtiment.
De nos jours, en matière de rémunération et de statut au sein de l’entreprise, des efforts restent à accomplir pour parvenir à l’égalité hommes-femmes. Dans l’agroalimentaire, une enquête menée en 2013 conclut à un écart de salaire d’environ 20 % sur l’ensemble des salaires.
La lente intégration de femmes au mouvement ouvrier
La masculinisation de l’identité ouvrière s’opère tout au long du XIXe siècle avec le renforcement des organisations syndicales composées exclusivement d’hommes. Ce n’est qu’au tournant du XIXe siècle que les ouvrières intègrent les mouvements ouvriers, essentiellement dans des sociétés de secours mutuel. La loi de 1884, qui autorise la constitution de syndicats professionnels d’ouvriers et d’employés, n’exclut pas la citoyenneté syndicale pour les femmes, mais soumet tout de même l’adhésion à l’autorité du mari jusqu’en 1920. À ce moment-là, le travail professionnel des femmes ne fait toujours pas l’unanimité syndicale, car la grande majorité de leurs collègues masculins estiment que leur rôle est au foyer et les considèrent comme une concurrence déloyale parce qu’elles sont moins payées qu’eux.
Lors des grands conflits sociaux des années 1900, les femmes, même si elles sont ouvrières, jouent simplement un rôle de soutien auprès des ouvriers en lutte, notamment en préparant des soupes communistes. Cette attitude est ancienne : au début du XIXe siècle, les femmes se montrent déjà solidaires des luttes de leurs époux à plusieurs reprises. Il ne faut cependant pas conclure au défaut de résistance de la part des femmes du fait de leur absence dans les organisations ouvrières. Leur grande mobilité professionnelle est une preuve de leur refus de se soumettre à une discipline prononcée, car la mobilité a toujours été et reste une des formes le plus simples de défense ouvrière.
Dans les années 1860, une très forte mobilité affecte notamment les manufactures de tabacs dans l’Ouest : entre 1857 et 1861 à Nantes, près de 85 % des employées quittent leur travail ! La plupart de ces ateliers emploient environ 15 % d’hommes qualifiés recrutés pour leur aptitude technique (mécaniciens, menuisiers…) ou pour leur force physique (manouvriers…). Parmi les femmes se dessine une hiérarchie de qualifications avec les robeuses au sommet (ouvrières spécialisées dans l’enrobage des cigares avec une feuille de tabac) et les écouteuses en bas (ouvrières qui enlèvent la nervure centrale de la feuille de tabac et émincent les demi-feuilles).
Dernière embauchée, première licenciée
À part quelques grands pôles urbains et portuaires anciens, la Bretagne ne connaît un véritable processus d’industrialisation que dans les années 1955-1975. Durant cette période, la croissance urbaine et l’exode rural – facilité par la modernisation du milieu agricole – aboutissent à la constitution d’une classe ouvrière féminisée, jeune, peu formée, mal payée, peu syndiquée et sans tradition de luttes. Les femmes sont en effet largement recrutées dans l’agroalimentaire, le textile, l’électronique ou la téléphonie dans des petites villes qui n’ont pas la culture ouvrière des pôles industriels et urbains de Brest, Lorient, Rennes ou Nantes.
Dans les années 1950, 5 000 chaussures sortent par jour de cette usine fondée en 1921. 1 200 personnes, essentiellement des femmes, y travaillent dans les années 1970.
La crise de 1973 sonne le glas de nombreux secteurs industriels partout en France. Si dans la région bretonne certains s’efforcent de se réinventer, la grande majorité ne se relèvent pas, surtout dans les domaines de la chaussure et du textile comme l’usine du Mont Carmel à Saint-Brieuc, Transocéan à Brest, l’entreprise de chaussures Réhault à Fougères ou celle de lingerie Spli sur les sites de Chantepie, Fougères, Saint-Brice, Ploërmel et Châteaugiron. Bien plus tardivement et difficilement que les hommes, les femmes entrent en lutte. Syndicats ouvriers et partis politiques leur font une place et portent leurs revendications, notamment sur l’égalité salariale et la formation professionnelle.
Cette entreprise, spécialisée dans la confection de sous-vêtements, peignoirs et maillots de bain, emploie dans les années 1970 près de 1 500 personnes, presque exclusivement des femmes formées pour la plupart au centre d’enseignement technique de Rennes. Les salaires n’y sont pas élevés et les conditions de travail difficiles. Le 31 mai 1978, le dépôt de bilan est prononcé. Deux jours plus tard, c’est la liquidation. Une partie du personnel décide d’occuper l’usine, pour protester contre les licenciements. La lutte dure tout l’été.
Dans les années 2000, beaucoup d’usines ferment encore et affectent de nombreux employés, dont beaucoup de femmes. L’agroalimentaire est particulièrement touché ces derniers temps avec la fermeture, en 2023, de l’usine Fleury-Michon à Plélan-le-Grand, ou celle annoncée pour la fin de l’année 2024 de Saupiquet, à Quimper. Le quotidien des ouvriers est hanté par la menace du chômage, et la reconversion professionnelle de toute une génération de femmes, qui n’ont connu que leurs machines, reste difficile.
CET ARTICLE A ÉTÉ INITIALEMENT PUBLIÉ SUR LE BLOG DU MUSÉE DE BRETAGNE : https://musee-devoile.blog/2024/07/29/metiers-de-femme-ouvrieres-une-ema...