Douarnenez 1924-1925 : les grandes grèves de la conserve

Auteur : Jean-Michel Le Boulanger / novembre 2016
Ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les « grandes grèves » de la conserve se déroulent en 1924 et 1925, avec, comme épicentre, Douarnenez, le premier port sardinier de France, qui compte alors 21 usines.

Quand la sardine rythme la vie...

La conserverie s’est développée au XIXe siècle, grâce à l’invention géniale de Nicolas Appert. Tous les ports atlantiques proches de zones poissonneuses ont alors connu une véritable révolution. D’autres naissent de l’arrivée de ces usines, comme Le Guilvinec...

La sardine est un poisson fragile, essentiellement pêché l’été. Dès son arrivée sur les quais, les femmes s’affairent, tant la sardine doit être fraîche quand elle est travaillée. En saison, quand les pêches « donnent », ces ouvrières travaillent le jour, et la nuit après de courts moments de sommeil. Elles chantent alors, pour se tenir éveillées. Certaines font 80 heures de labeur en cinq jours pour gagner entre 64 et 72 francs. Les salaires les plus bas de France dit-on. Les heures de nuit valent celles du jour, pas davantage !

Pemp real a vo !

Le 7 octobre 1924, le secrétaire départemental du parti communiste, Daniel Le Flanchec, est élu maire de la ville. À 43 ans, Le Flanchec est un communiste libertaire, gouailleur, orateur exceptionnel, chanteur à la voix de feu. Avant-guerre, il s’est fait remarquer pour son soutien affiché à la bande à Bonnot. Borgne, tatoué, il arbore « mort aux vaches » sur la main droite et « entre quatre murs, j’emmerde la sûreté » sur la main gauche. Souvenirs de Chine, où il a traîné sa misère dans les bouges et les tripots, ou souvenirs des prisons qu’il a fréquentées ? Le Flanchec, connu dans tout le Finistère pour ses extraordinaires capacités de bretteur, outrancier, prend alors rendez-vous avec l’histoire de Douarnenez.

Le mois suivant, le 21 novembre 1924, dans les fritures, c’est la grève. Les femmes souhaitent une augmentation de salaire. Elles n’arrivent plus à nourrir les enfants, à payer les loyers, à vivre, tout simplement. Vivre ! Comment pourrait-on vivre avec ces salaires de misère ? « C’était le besoin. On n’arrivait pas. Douarnenez a eu beaucoup de misère. Douarnenez a été pauvre. La grève, c’était le besoin… », diront des ouvrières...

Ces femmes qui se mettent en mouvement réclament 1 F de l’heure pour les ouvrières et 1,50 F pour les manœuvres, au lieu de 0,80 F et 1,30 F. Arrive à Douarnenez un syndicaliste de 28 ans, qui a déjà connu une mutinerie en mer Noire et le bagne pour récompense dans le Sud marocain, Charles Tillon. « Tout ce que j’avais lu de Zola me remonte au cœur », dit-il en découvrant la misère du port sardinier...

Comité de grève de 1924 - Coll. Alain Le Doaré. Premier rang de gauche à droite : Etienne Jequel, Anna Julien, Le Cossec, maire durant la destitution de Daniel, Daniel Le Flanchec, Alexia Poquet, Charré (des jeunesses communistes). Deuxième rang : Charles Tillon, Simonin, Lucie Colliard, Boville, Mme Le Flanchec, Faure-Brac. Troisième rang : Bordennec, Renoult (de L’Humanité), Garchery, Mme Morvan, Gauthier, Jean Join, Mme Julien.

Le comité de grève, la municipalité, les syndicats, tous se mobilisent et mettent en œuvre les moyens qui permettront aux grévistes de tenir.

La grève est terrible car elle est unanime. La ville s’emplit des chants, des martèlements de sabots, des rires et des cris de toute une jeunesse qui, pour la première fois, ose. Et d’un slogan, aussi : « Pemp real a vo ! », cinq sous nous aurons… Le soir, les halles résonnent des déclarations des responsables politiques et syndicaux. Une voix s’élève, au-dessus des autres, de toutes les autres : Le Flanchec, véritable tribun au discours émaillé de mille anecdotes, s’épanouit et trouve, enfin, le public qu’il cherchait depuis près de vingt ans.

Le soviet de Douarnenez

En décembre, la grève prend une tournure nouvelle, elle déborde Douarnenez, elle devient enjeu national. La presse s’empare de l’événement. De nombreux permanents du parti communiste et des représentants de l’Internationale, un Russe, un Tchèque, un Allemand, arrivent à Douarnenez… Pour le jeune parti en effet, Douarnenez est un symbole et le comité de grève un soviet en puissance. À Douarnenez, en ces semaines intenses, le pouvoir est aux ouvriers...

Justin Godard, ministre du Travail du cartel des gauches alors au pouvoir, convoque grévistes et conserveurs, pour des négociations nécessaires. Mais les patrons des usines refusent de discuter.

La colère est immense, sur les quais du Rosmeur, et la tension vive, très vive. Pour la CGT-U, Douarnenez devient un symbole national et tous se mobilisent encore davantage, communistes – avec Doriot, Vaillant-Couturier ou Marcel Cachin, le Paimpolais –, socialistes avec Blum et Auriol, radicaux…

Racamond, le secrétaire général de la CGT-U, arrive à Douarnenez le 20 décembre, tandis qu’une dissension apparaît chez les usiniers : Mme Quéro, propriétaire d’une seule usine, propose une augmentation que ses collègues refusent. Première faille. Le contrat Quéro, signé le 22, porte l’heure à 1 F pour les femmes et à 1,50 F pour les hommes, avec 50 % d’augmentation après minuit ou après la dixième heure de travail. L’usine Quéro ouvre à nouveau ses portes le 23 décembre.

L’assassinat du jour de l’An

Il pleut sur Douarnenez le jour de l’An. Il pleut même dru. Dans les cafés, on chante, on boit et puis, surtout, on discute. La rumeur affirme que des « jaunes » sont arrivés en ville, des « briseurs de grève ». À 18 h, Le Flanchec est au bistrot, L’Aurore, qui est archi-comble. Il chante, à tue-tête. Soudain, on le demande. Les « jaunes » ! Quand le maire s’approche, des coups de feu claquent et l’abattent. C’est la panique générale, tant le maire perd de sang. Vite, il est transporté à Quimper.  La colère qui grondait depuis des semaines explose alors brutalement. C’en est trop. La foule est déchaînée et la nuit est terrible. Il faut des renforts de police ; il faut, surtout, le calme des dirigeants syndicaux, qui improvisent un grand meeting aux halles, pour détourner le peuple des maisons d’usiniers.

Le 4 janvier, alors que les nouvelles de Le Flanchec sont rassurantes, on apprend que Béziers et Jacq, deux conserveurs importants, avaient, en décembre, rencontré des « briseurs de grève » et demandé une intervention musclée. Sur six colonnes à la une, L’Humanité titre « À Douarnenez : première flaque de sang fasciste ! »

Café de l'hôtel de France saccagé. Suite à la rumeur de l’assassinat de pêcheurs par des malfaiteurs réfugiés à l’Hôtel de France, le café de l’hôtel est ravagé par la foule (voir La Dépèche du 3 et 4 janvier 1925). Cartolis

La victoire des sardinières

Suite à l’injustifiable, le préfet multiplie les interventions auprès des conserveurs, afin qu’ils cèdent. Le plus vite serait même le mieux. La tentative d’assassinat du maire fait mauvais genre, c’est le moins que l’on puisse dire. D’autant que la suspicion enfle. Les conserveurs n’ont-ils pas été jusqu’à financer les nervis ? La suspicion, puis les preuves. Oui, en décembre, MM. Béziers et Jacq leur ont remis 20 000 F ; il s’agissait bel et bien d’un contrat sur la tête d’un maire ! Le préfet menace alors de porter plainte contre le syndicat des usiniers, lequel pousse, le 7 janvier, les plus durs de ses membres à la démission. Le lendemain, le nouveau bureau du syndicat patronal accepte de signer le contrat, et le conflit prend fin. Le contrat est signé. Les ouvrières de Douarnenez ont gagné, au 46e jour de grève.

Grève des sardinières de Douarnenez (Finistère), 1924 : La « grève de la misère » des sardinières est soutenue par la municipalité communiste et son maire, Le Flanchec (à gauche sur la photo). Une manifestation, la « procession », a lieu chaque jour dans la ville. Ici la manifestation triomphale début janvier 1925. Cedias – Musée Social, photothèque.

Dans ces événements de 1924-1925, qui auront des prolongements dans de nombreux ports jusqu’en 1927, tous les éléments fondateurs d’une légende coexistent : filles ou femmes d’usine, proches de la misère, face à des patrons intransigeants ; joie de la rue et du nombre, force de la jeunesse face à un syndicat patronal replié sur lui-même ; émotion, événements dramatiques, sang et larmes, sans lesquels il n’est pas de mythe possible.

De ces grandes grèves de la conserve, il faut retenir l’essentiel : ce conflit du bout du monde est mené par des femmes, des ouvrières, des Bretonnes, qui prennent la parole et osent enfin. Au-delà de toute considération sociale, cette prise de parole est avant tout la conquête d’une dignité.

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Auteur : Jean-Michel Le Boulanger, « Douarnenez 1924-1925 : les grandes grèves de la conserve », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 28/11/2016.

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