Une résistance improvisée
Suite à la capitulation de l’armée de Napoléon III à Sedan le 4 septembre 1870, la République est proclamée. Paris assiégé par les Prussiens, le gouvernement de la Défense nationale tente de réagir. Gambetta, ministre de l’Intérieur et de la Guerre envoyé en délégation à Tours, ordonne la « résistance à outrance ». Il pense repousser l’ennemi en levant une armée de volontaires. Cette armée est placée sous l’autorité directe de Freycinet, ingénieur des Mines, nommé délégué à la guerre et non de l’état-major. La décision de créer 11 camps retranchés pour regrouper, armer, équiper et entraîner les volontaires trouve peu d’échos. Les Bretons, sous l’impulsion de Keratry qui croit à l’idée de levée en masse, sont les premiers à répondre à l’appel.
Kerfank
Le 22 octobre, Émile de Keratry obtient les pleins pouvoirs pour former l’« Armée de Bretagne » et créer un camp de regroupement. Il choisit d’installer ses hommes à Conlie, position stratégique au nord-ouest du Mans. Un plateau fraîchement labouré est aménagé à la hâte pour accueillir les premiers volontaires arrivés le 6 novembre. Les pluies d’automne particulièrement abondantes transforment rapidement le site en bourbier dans lequel les hommes s’enfoncent jusqu’au genou. Le lieu prend vite le nom de Kerfank, « la ville de la boue ». La désorganisation totale de l’administration ajoute encore aux conditions et c’est sans paille que ces hommes vivent sous la tente, comme dans les guerres coloniales. Les maladies (dont la variole) ne tardent pas à faire leur apparition.
Une armée sans armes
La désorganisation touche aussi l’équipement militaire. Les États-Unis écoulent auprès des Français les armes de la guerre de Sécession terminée en 1865. Mais le gouvernement décide que les armes obsolètes, à chargement par la bouche ou défectueuses, suffiront à des mobilisés sans entraînement. Gambetta va même jusqu’à manœuvrer pour retarder, voire interdire, la distribution des armes réclamées par Keratry. Cette situation a plusieurs explications. Tout d’abord une méfiance politique entre deux personnalités, Keratry et Gambetta. Mais aussi une hostilité de l’armée régulière vis-à-vis de cette armée auxiliaire qui est placée sous le contrôle des politiques, et une méfiance vis-à-vis des Bretons. Le souvenir pas si lointain de la Chouannerie est bien présent : « je vous conjure d’oublier que vous êtes breton pour ne vous souvenir que de vos qualités de Français » télégraphie Freycinet à Keratry.
« On meurt silencieusement mais la mesure est comble »
Furieux d’être placé sous le commandement de Benjamin Jaurès, capitaine de vaisseau promu général, Keratry démissionne le 27 novembre. « Si j’avais su que je n’aurais pas d’armes je n’aurais pas levé d’armée » regrette-t-il alors. Marivault, nommé le 7 décembre, fait un rapport accablant : « 43 000 hommes dont la moitié à peine est armée de fusils de 11 modèles différents ». Dans une dépêche du 17 il annonce la démission du médecin Cuche impuissant à soigner les malades dans l’eau et conclut : « On meurt silencieusement mais la mesure est comble ». Il propose de replier une partie des mobilisés vers Rennes, puisque l’on n’a rien à leur offrir, ni entraînement, ni armes. Gambetta préfère les garder à Conlie. Des mobilisés crient d’ar gêr « à la maison ! », ce que Marivault, ignorant le breton, prend pour « à la guerre » ! Il prépare l’évacuation, contre les ordres de Gambetta.
L’envoi au feu
Le 11 décembre le général Gougeard, un Lorientais, reprend en main les troupes qui lui sont confiées. Sans attendre d’ordre, il renvoie plus de 20 000 hommes et crée une division avec les 14 000 hommes restés à Conlie (principalement d’Ille-et-Vilaine). Ils rejoignent l’armée de la Loire du général Chanzy. L’attitude des Bretons est exemplaire malgré l’impréparation et le manque d’équipement. Chanzy impute cependant sa défaite du Mans, les 11 et 12 janvier, au recul des mobiles bretons sur le site de la Tuilerie.
« Déplorable gaspillage »
Les archives font état de 143 morts parmi les 60 000 hommes passés au camp de Conlie. À peu près autant à Sillé-le-Guillaume où les soldats sont envoyés en soin. On est bien loin d’un génocide. Cependant, l’état pitoyable des mobiles lors de leur retour à Rennes a soulevé l’indignation et une commission d’enquête parlementaire fera un rapport sur le camp, l’année suivante. La première des responsabilités incombe à Napoléon III qui a engagé la France dans une guerre alors qu’il reconnaît lui-même son état d’impréparation. Gambetta et Freycinet sont plus hantés par la crainte d’une nouvelle Chouannerie que soucieux de sauver la France. « Déplorable de gaspillage » avait écrit Gambetta en décembre 1870 au vu de rapports sur le camp. « Vous êtes un charlatan ! » lui lancera Jules Grévy, un de ses collègues du gouvernement. Keratry, plus velléitaire que compétent, donnant sa démission puis la reprenant à diverses reprises, s’est révélé ambitieux mais indécis et peu réaliste. L’incapacité à prendre des décisions cohérentes résulte surtout de l’impéritie d’un gouvernement provisoire, noyé – à l’instar des Bretons dans la boue de Conlie – dans des problèmes qui le dépassent, quand les responsables se laissent guider par leurs préjugés, leurs passions ou leurs ambitions. C’est ce que la commission d’enquête, diligentée par la Chambre le 13 juin 1871, mit en évidence, mais ce fut tout ! « On est à la source d’un moment majeur, d’un malentendu entre la Bretagne et la France, juste au début du moment où les Bretons vont être présentés comme des ploucs parfaitement arriérés, point de départ d’un mépris qui va conduire un certain nombre de Bretons à se révolter moralement et matériellement. Camille Le Mercier d’Erm, qui est un des premiers à avoir dénoncé la politique de Gambetta à travers L’étrange aventure de l’armée de Bretagne, est un tout jeune homme en 1911 lorsqu’il participe à la fondation du premier parti nationaliste breton » nous rappelle Michel Denis sur les ondes de France Culture dans l’émission La fabrique de l’Histoire, le 16 février 2004.