Dans les années 1960, Plozévet, petite commune du pays bigouden, est l’objet d’une des plus grandes enquêtes en sciences humaines et sociales de l’après-guerre. Connue essentiellement par le livre du sociologue Edgar Morin, on peut être surpris, cinquante ans plus tard, par la multiplicité et la diversité des thèmes qui furent alors abordés. Publié en 1975, le livre de l’historien André Burguière, Bretons de Plozévet, constitue le rapport de synthèse de l’ensemble des études. La bibliographie de son ouvrage, illustre l’ambition du projet et son côté quelque peu insolite : six grandes études démographiques et bio-anthropologiques, des recherches en géographie et en histoire, des travaux d’ethnologie, des enquêtes de sociologie et de psychosociologie, des réflexions sur l’interdisciplinarité. Pourquoi tant de disciplines ? Qu’attendait-on d’une telle démarche pluridisciplinaire ? Pourquoi à Plozévet ? Le choix de cette commune restant encore aujourd’hui assez étonnant, ces enquêtes sont, en fait, assez emblématiques de la façon dont, dans les années 1960, on concevait la recherche scientifique.
Plozévet, objet d’une « recherche pilote »
Dans cette période gaullo-pompidolienne, l’État se dote d’un organisme de définition et de coordination de la politique de recherche française, la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST). Bénéficiant de crédits pour impulser des recherches innovantes favorisant la coopération interdisciplinaire et inter-institutionnelle, cette DGRST met au point des dispositifs de mobilisation, les « actions concertées », sous l’autorité de comités scientifiques ad hoc. Pour les sciences humaines et sociales, deux comités sont chargés de définir et de promouvoir des « recherches pilotes ». Pour l’un d’eux, Robert Gessain, alors directeur du Centre de recherches anthropologiques (CRA) du Musée de l’Homme, propose alors de concentrer la majorité des crédits sur une seule grande enquête interdisciplinaire. Son choix se porte sur Plozévet. Pourquoi ? Robert Gessain, médecin et spécialiste de l’anthropologie biologique, est habitué à étudier de petites populations. Selon lui, il est possible pour un petit groupe de chercheurs d’examiner ces groupes de façon exhaustive, de leurs bases biologiques et démographiques jusqu’à leurs développements techniques, économiques, sociologiques et psychologiques. Et, ainsi, mieux appréhender leurs changements.
Le choix d’un isolat
Pour choisir cette population restreinte, Robert Gessain s’appuie sur un concept propre à la génétique des populations, « l’isolat », sa mesure étant le taux de consanguinité. Dans la France d’alors, on trouve en effet des populations où l’endogamie, c’est-à-dire le fait que, pour diverses raisons, on se marie à l’intérieur d’un même groupe social, est encore très présente : une pratique qui pouvait conduire à la transmission de certaines maladies héréditaires. Or Robert Gessain connaît un médecin qui, travaillant sur ces questions, a commencé une étude sur une pathologie héréditaire assez invalidante, la luxation congénitale de la hanche. Ses premières études l’ont conduit en Bretagne, plus précisément en pays bigouden. Après avoir fait le tour des communes, les chercheurs arrêtent leur choix sur Plozévet : les archives y étant bien tenues, il est donc possible de réaliser des études sur les généalogies familiales. Mais, en quoi l’étude d’un isolat peut-elle intéresser la DGRST et les autres disciplines de sciences humaines et sociales ? Il semble que Robert Gessain a su convaincre ses collègues du comité, et ceux-ci, n’ayant pas d’autres projets à proposer, s’en étaient arrangés. Ainsi peuvent-ils profiter de financements avantageux pour mener leurs travaux et pour développer leur équipe en recrutant de jeunes chercheurs. Cela se traduira par un relatif isolement d’études se succédant, discipline par discipline, sans parvenir à une véritable coopération interdisciplinaire.
Du côté de la DGRST, les études sur Plozévet sont intégrées à la rubrique de recherches sur l’adaptation du monde rural à la vie moderne ; une question cruciale à l’époque pour la haute fonction publique, en demande d’expertise. Or, à cette époque, les études sur le monde rural sont encore balbutiantes. Les historiens commencent tout juste à s’y intéresser, les travaux se développant surtout à partir de la décennie 1970. De son côté, la sociologie rurale n’est qu’en voie de constitution autour d’un « Groupe de sociologie rurale ». Mais, engagés dans d’autres programmes, ces pionniers des recherches rurales restent étrangers aux recherches sur Plozévet. Celles-ci demeurent donc éloignées des avancées et des débats ayant accompagné leurs travaux.
Anthropologie physique, sociologie, géographie
Après une pré-enquête, les études se succèdent, campagne après campagne, discipline par discipline, équipe par équipe. Les premières conventions sont signées dès 1961. L’équipe du CRA du Musée de l’Homme commence rapidement ses études d’anthropologie physique. Une vaste enquête de psychologie sociale et une étude sur l’état et l’évolution des techniques, tant domestiques que de travail, sont menées parallèlement. En 1962, trois nouvelles conventions sont signées : Claude Lévi-Strauss pilote une étude sur la parenté à Plozévet ; le sociologue Georges Friedmann celle sur la diffusion de l’information et de la formation des leaders d’opinion. De son côté, Maurice Le Lannou, géographe spécialiste de la Bretagne, avec son équipe lyonnaise, entreprend une étude de géographie physique, économique et humaine. L’année suivante, c’est au tour des historiens d’intervenir. On lance aussi des études sur le vieillissement, ainsi que sur l’enseignement et la culture traditionnelle. Enfin, dernier arrivé, Edgar Morin mène son enquête en 1965. Durant ce temps, l’ethnologue Christian Pelras continue son travail « d’ethnologie globale » à Goulien en pays capiste, démarrée en 1962. En effet, Robert Gessain avait tenu à cette enquête dans une commune bien plus petite et à la portée d’une seule personne.
En choisissant Plozévet, on n’avait pas imaginé que, en raison d’un phénomène de rattrapage et de désenclavement propre à la Bretagne d’alors, les processus de changement s’y produiraient de façon très marquée, et comme en accéléré. Cette conjoncture a permis d’observer et d’étudier de façon très pertinente des transformations affectant, de façon plus générale et diluée, la France des années 1960, voire les sociétés occidentales. L’apport de ces enquêtes ne concerne donc pas la seule compréhension des mutations de la Bretagne d’alors. L’historien André Burguière est chargé de faire la synthèse des études, celles-ci ayant donné lieu à la publication d’une quarantaine de rapports et de plusieurs articles dans des revues spécialisées : cette abondante littérature, peu diffusée, même à l’époque, est pratiquement oubliée aujourd’hui. D’elle surnagent essentiellement le nom d’André Burguière et surtout celui d’Edgar Morin. Au point que certains voient en lui l’initiateur, le concepteur et le responsable de l’ensemble. Il apparaît que les études bio-anthropologiques et celles en socio-histoire sont restées étrangères les unes aux autres, le modèle de l’isolat n’ayant pas joué le rôle fédérateur imaginé au départ.