La mobilisation économique et financière
L’abondance des pertes au tout début de la guerre, la prolongation inattendue des combats entraînent une mobilisation très large des hommes de 20 à 47 ans. Les classes les plus jeunes sont le plus précocement et le plus massivement sollicitées : 90 % des hommes de la classe 1912 et des suivantes sont mobilisés. Or la Bretagne a une population plus jeune que le reste de la France : l’âge moyen y est de 28 ans et 7 mois alors qu’il est de 32 ans et 3 mois au niveau national ; le taux de mobilisation générale y est donc plus élevé. Cette démographie bretonne particulière est plus spécifique des campagnes, où les très grandes familles sont encore nombreuses. Vigneux-de-Bretagne est ainsi la commune la plus touchée en Loire-Inférieure : 915 des 3 063 habitants sont sous les drapeaux ; 211 meurent au cours de la guerre, soit 6,75 % de la population totale. Ces morts de Vigneux sont presque tous des agriculteurs (195).
La guerre modifie aussi les conditions et les objectifs de la production industrielle. L’approvisionnement du front est le moteur des usines bretonnes. À Nantes, par exemple, les biscuiteries LU et BN se convertissent à la fabrication du « pain » de guerre ; Cassegrain et Beauvais livrent à l’armée du « singe », du corned-beef. Près de 2 000 ouvriers et ouvrières travaillent dans 29 usines ou ateliers qui produisent des uniformes. C’est, bien sûr, le secteur métallurgique, reconverti en usines d’armement, qui emploie le plus grand nombre de salariés nantais : 21 800 dont 4 700 femmes et 2 250 enfants.
La mobilisation sociale et culturelle
La mobilisation économique et financière pour le front modifie les rôles sociaux traditionnels attribués aux femmes et aux enfants. Les Bretonnes ont toujours travaillé, en particulier dans l’agriculture, et la guerre leur confère une nouvelle fonction à la campagne, celle de chef d’exploitation. Mais c’est surtout dans les villes que de nouveaux possibles s’ouvrent à elles. Elles sont employées dans les usines d’armement et sont parfois plus nombreuses que les hommes : 3 000 à la pyrotechnie de Brest en 1917 pour 2 500 hommes.
À la douillerie de l’arsenal de Rennes, elles sont 5 100 en 1918. À Rennes en juin 1917, ces « munitionnettes » sont à la tête d’un mouvement social pour obtenir de meilleurs salaires et plus de respect de la part de l’encadrement. Elles remplacent les hommes dans les écoles de garçons, dans la conduite des tramways, la distribution du courrier. Elles s’engagent comme volontaires pour soigner les blessés dans cette grande région sanitaire que devient la Bretagne, loin de la zone des combats. Elles apparaissent comme les « anges blancs », les « grandes consolatrices » qui apportent soins et réconfort aux 800 000 soldats qui ont transité dans les nombreux hôpitaux temporaires bretons. Les enfants, par leurs dessins, témoignent de l’étonnement que suscite cet accès, momentané, des femmes à de nouvelles fonctions. Le clergé breton s’inquiète d’une éventuelle émancipation et la presse catholique multiplie les rappels sur les enseignements des Écritures quant à la place des hommes et des femmes.
La guerre est pour la société bretonne un accélérateur de ses mutations. Elle est l’occasion d’une ouverture forcée au monde, un seuil de mondialisation. Dès les premiers jours de la guerre, des réfugiés gagnent la région, en particulier des Belges. Ils sont suivis des prisonniers de guerre allemands, qui subissent l’hostilité initiale de la population. Celle-ci change d’attitude quelques mois plus tard quand ces prisonniers deviennent une force de travail à bon marché. Dans les ports bretons débarquent des troupes anglaises en 1914, russes en 1916… surtout américaines à partir de 1917. Les Sammies font de Nantes-Saint-Nazaire et de Brest leurs bases principales et la Bretagne découvre le jazz, le chewing-gum et la ségrégation raciale dans l’armée américaine. Les hôpitaux temporaires, les usines deviennent des lieux de contact entre les Bretons et les étrangers. Si l’accueil est souvent chaleureux dans les premiers temps, les relations se tendent et la xénophobie se manifeste, en particulier à l’encontre des « Sidis », la main-d’œuvre coloniale d’Afrique du Nord. Interpellée par l’altérité, l’identité de la Bretagne est questionnée par la guerre.
La mobilisation des esprits emprunte toutes les voies pour s’imposer. De 1914 à 1918, la bretonnité est ainsi largement utilisée pour associer la petite patrie à la grande. La langue bretonne est mobilisée par l’État pour convaincre la population de souscrire aux emprunts nationaux. Théodore Botrel, chansonnier aux armées, inspire des séries de cartes postales qui sont expédiées au front. La presse régionale, sous contrôle, exalte la valeur particulière des soldats bretons. Ce recours aux signes distinctifs de la Bretagne pour conforter le patriotisme n’a qu’une fonction de circonstance. Ces usages favoriseront pourtant l’apparition d’une nouvelle image qui remplace celle du « plouc » et de Bécassine. Ce recours aux marqueurs de la bretonnité pendant la guerre se retrouve dans la construction de sa mémoire. La place et le sens qui leur sont donnés révèlent des enjeux mémoriels différents, parfois opposés. La mémoire de la guerre peut être aussi une guerre de la mémoire.