Une notion très floue mais bien présente
Le mot pays sert à désigner des espaces de nature et de dimensions très variées, ce qui crée un sentiment de flou lorsque l’on veut le définir.
Ainsi, lorsque les gens disent qu’ils « sont du pays» ou « rentrent au pays », on ne sait pas exactement ce qu’ils entendent par là. D’ailleurs, quelques entretiens montrent que cette expression peut être employée de façon aléatoire. Certains peuvent, tour à tour, envisager la France quand ils sont à l’étranger, la Bretagne lorsqu’ils sont en France, le pays de Vannes quand ils sont à Rennes et même le pays pourlet ou le pays de Baud quand ils sont à Vannes !
En lien avec l’héritage de la langue bretonne, ce mot est en Bretagne largement employé avec des acceptions variables. Il a ici une importance politique supérieure puisque la Région Bretagne est, pour l’instant, la seule en France à promouvoir autant ses politiques à l’aide de Contrats de plan « Région-pays ». Pourquoi ces singularités ? Comment les expliquer ?
Une réalité complexe et ancienne
Tout d’abord, au moins dans la partie bretonnante, le terme breton de pays (bro, ar vro) est d’un usage très souple et n’a pas dans cette langue de limite exclusive. Il désigne tour à tour la France (Bro C’hall), la Bretagne (Bro Breizh, Breizh ma bro) et peut dans ce cas se rapprocher du concept de nation voire de patrie (ar « mammvro », en quelque sorte la « mayse » puisque le mot est féminin en breton). Mais le terme de « bro » correspond aussi aux anciens évêchés (Bro Gerne pour la Cornouaille, Bro Dreger pour le Trégor). Il est encore utilisé en breton ou en français pour désigner des pays culturels ayant des particularités pour les costumes, les coutumes ou pour les danses (Bro Fisel, le pays pagan, le pays fañch). Il désigne enfin d’autres territoires ayant des singularités plus globales (le pays bigouden par exemple, le pays de Retz, etc.). La langue bretonne n’est donc pas avare de « pays » ou de « broioù », ces derniers étant plus envisagés comme des coquilles ayant des identités successives que comme des enveloppes étanches ou exclusives.
Au-delà de cette conception linguistique, l’importance des usages actuels s’explique ensuite par l’histoire et la géographie, qui revêtent en Bretagne une importance plus vive qu’ailleurs.
Tout d’abord, le duché de Bretagne disposait de nombreuses prérogatives et, sans être un État, nécessitait sur plusieurs sujets d’être qualifié, individualisé. Ainsi, en 1680, l’ordonnance « sur le fait des gabelles » fait de la Bretagne un « pays exempt » ou « pays de franc-salé ». Les différents évêchés de l’Ancien Régime sont également perçus aujourd’hui comme autant de pays représentés sur le drapeau breton selon que l’on soit en Basse (Bro Gwened, le pays de Vannes, ou Bro Leon par exemple) ou en Haute-Bretagne (le pays de Dol). Aujourd’hui encore, des événements (la course cycliste du Tro Bro Leon), des clubs économiques (les clubs des entreprises des pays de Châteaubriant, Auray, Ploërmel, Dol, Landerneau-Daoulas, Brocéliande) et même des sociétés (Bro Leon élagage) reprennent ces mots.
Enfin et surtout, l’organisation de la Bretagne de façon polycentrique et complexe explique la pluralité de ces structures. Il n’y a pas ici une ville qui domine l’ensemble ou classiquement un territoire majeur l’emportant sur les autres. De fait, les petites villes se prêtent bien à l’existence de pays singuliers (le pays de Saint-Malo, le pays de Guingamp), et la pluralité des villes invite même à des appellations fédératrices (le pays de Retz, le pays du Kreiz Breizh ou Centre-Bretagne, le pays du Coglais, celui du Mené, etc.).
Un cadre pour l’aménagement…
Ce poids traditionnel des pays s’est associé à une politique de promotion. Dès les années 1950-1960, des auteurs comme Michel Phlipponneau mais surtout Paul Houée, Loeiz Laurent, Louis Ergan ou Raymond de Sagazan préconisent un aménagement à partir des pays. Parallèlement, différents conflits, comme celui du « Joint Français », affichent clairement ce slogan phare « Vivre et travailler au pays », repris systématiquement (par exemple par le journal du PC carhaisien Le Bonnet rouge en mars-avril 1979), il est devenu « Vivre, décider, travailler au pays » et scandé en 2013 par le mouvement des Bonnets Rouges. Dans ces années 1960-1970, la Bretagne est autour du CELIB clairement promotrice de cette maille organisationnelle, avec par exemple l’ouvrage de Louis Ergan et Loeiz Laurent : Vivre au pays. Celui, anonyme, de Bretagne, une ambition nouvelle initie avec au moins trente ans d’avance une ligne directrice de l’aménagement du territoire. Cette ligne sera bientôt reprise en France, notamment autour du Préfet Leurquin, avec les fameuses Loi Pasqua de 1995, institutionnalisant les pays, et loi Voynet de 1999. Cette décision actait l’organisation de la France autour de 360 pays ou bassins de vie et était destinée, sous l’impulsion des Bretons et du préfet Leurquin, à associer les espaces ruraux et urbains autour d’une dynamique de projet.
…délaissé sauf en Bretagne
Suite aux décisions de Jean-Pierre Chevènement, l’État a choisi de mettre ses pays institutionnels aux oubliettes. Aujourd’hui, ils deviennent presque partout des coquilles vides. Finalement, on a plutôt créé, d’un côté des communautés de communes urbaines, et de l’autre des espaces ruraux. Objectivement, ce territoire de projet est presque partout tombé aux oubliettes… sauf en Bretagne.
Ainsi, comme le montre l’article associé et de nature plus institutionnelle, la Bretagne maintient vaille que vaille cette organisation. Elle est surtout inscrite dans une volonté régionale : les décisions passées des présidents Yvon Bourges et Josselin de Rohan, les choix surtout de Jean-Yves Le Drian, de Pierrick Massiot, de Loïc Chesnais-Girard et l’action de Thierry Burlot, choisissant pour l’instant contre vents et marées de privilégier un tel maillage, bien qu’il soit menacé ou jugé défaillant par le pouvoir central.
La notion de pays menacée même en Bretagne ?
Il existe donc en Bretagne un indéfectible désir de pays, exprimé en tout cas à l’échelon régional et évoqué souvent spontanément par les habitants. Aujourd’hui, avec l’essor des métropoles, ces pays apparaissent en tout cas menacés. Pour l’instant, la Bretagne tient bon et maintient avec ses propres fonds ses politiques d’aménagement à cette échelle. À l’inverse, on constate que le budget du pays de Rennes est de 7 millions sur 5 ans (2015-2020), alors que la ville de Rennes (431 millions en 2016) et Rennes-Métropole (853,8 millions en 2016) disposent à elles deux d’un budget annuel dépassant les 1,2 milliard d’euro et presque équivalent à celui de l’ensemble de la Région (1,321 milliard en 2016) !
Ainsi, s’ils restent au chaud dans le cœur des Bretons, les pays ne sont pour lors que la cinquième roue d’un carrosse institutionnel complexe (l’État, les régions, les départements, les métropoles, les communautés de communes, les communes et nouvelles communes, etc.). Pour certains, il faut les supprimer car ils compliquent la gestion institutionnelle en créant une boîte vide et un échelon finalement peu actif. Pour d’autres, il faut à tout prix les maintenir car ils constituent une maille pertinente. D’ailleurs, le pouvoir grandissant des communautés de communes entraînera peut-être une forme de fusion entre ces échelons et des pays qui garderont ou pas leurs noms, mais resteront de toutes les façons inscrits dans l’essentiel des mobilités et réalités vécues au quotidien par les habitants. On constate d’ailleurs qu’ils sont le plus souvent choisis comme référence pour dessiner les SCOT (Schéma de cohérence territoriale), c’est-à-dire les documents d’urbanisme. C’est une preuve parmi d’autres qu’ils correspondent bien à quelque chose dans la vie quotidienne des habitants.