« C’est dans les vallées supérieures de la montagne qu’il convient de l’aller surprendre en son décor le plus saisissant. Là s’étalent en nappes désertiques, tantôt voilées de deuil, tantôt resplendissantes de pourpres, selon la saison, les bruyères marécageuses qui dans le dialecte de la Cornouaille s’appellent yeun. Le Yeun Elez, au centre des horizons gréseux du pays de Braspartz, est certainement de tous, le plus significatif. Et cela, non seulement à cause de la puissance de ses tourbes qui atteignent parfois jusqu’à 5 m d’épaisseur, mais plus encore à cause de l’éloquence du site lui-même dont la désolation est, en vérité, d’une incomparable intensité d’accent. Un amphithéâtre de cimes chauves l’enveloppe sur presque tout son pourtour, dominé par la sombre masse du Mont-Saint-Michel terrien, le Menez-Mikel. […]
Rien que la sauvagerie impérieuse de la steppe […]
Il semble qu’une malédiction aussi vieille que les plus antiques superstitions humaines pèse sur ces sinistres bas-fonds. De bonne heure, on a dû se persuader que, sous leur bourre végétale, à demi-flottante, dormaient les ondes souterraines et léthargiques des fleuves de la mort. Toujours est-il que la croyance populaire en a fait quelque chose comme l’Averne de la Bretagne. Au milieu du Yeun s’ouvre un regard d’eau, une fondrière insondable, assure la tradition, et qui passe pour communiquer avec les demeures infernales. C’est par cet orifice stygien – le Youdic – que l’on précipite, non sans les avoir au préalable emprisonnées dans des corps de chiens noirs, les âmes des revenants incorrigibles qu’il a fallu exorciser pour soustraire les vivants à leurs obsessions. »
Le Braz Anatole, 1994 (1925), « La Bretagne à travers l’Histoire », in Magies de la Bretagne. Paris, R.Laffont