Tout d’abord, croire qu’une souveraine, aussi puissante soit-elle, puisse ordonner au XVIe siècle la culture d’une plante est très largement se méprendre sur la réalité de l’État en ce début d’époque moderne. D’ailleurs, le sarrasin est présent depuis beaucoup plus longtemps en Bretagne. Les archéobotanistes ont en effet retrouvé des semences remontant au Xe siècle et même des pollens datant de l’âge de bronze.
Histoire d’une culture
Pour autant, il y a une très large différence entre la présence d’une plante à l’état naturel sur un espace donné et la culture de ce même végétal. Dans la péninsule armoricaine, celle-ci s’impose aux alentours des XVe/XVIe siècles. En Europe, les traces les plus anciennes retrouvées dans les archives datent de la fin du XIVe siècle, dans les actuelles Pologne et Lettonie mais aussi en République tchèque. En Bretagne, il en est fait mention pour la première fois en 1497, à Rennes, puis sa culture est attestée en 1502 à Saint-Brice-en-Coglès, petit village situé entre Antrain et Fougères. On le rencontre ensuite en 1508 à Langouët, entre Rennes et Dinan, puis deux ans plus tard dans les environs de Quimper.
Tous ces éléments invitent à penser que la diffusion du sarrasin en Bretagne s’effectue d’est en ouest. Mais il est également à peu près certain que les ports, notamment ceux commerçant avec les villes de la Hanse, ont contribué pour une large part à sa propagation. Ce n’est donc qu’au bas Moyen-Âge que le sarrasin s’impose dans les régimes alimentaires. Précisons d’ailleurs que son arrivée en Bretagne n’a donc rien à voir avec les croisades ou l’Afrique du nord, comme on l’a longtemps, et à tort, affirmé. Au contraire, c’est en Chine que plongent les racines de cette plante.
Une Bretagne sarrasine ?
Par ailleurs, et pour tordre définitivement le cou à la légende, il importe de rappeler qu’en France la culture du sarrasin n’est nullement propre à la Bretagne. On en trouve ainsi trace dans de nombreuses autres régions parmi lesquelles la Lozère, l’Auvergne, le Limousin, la Savoie, la Champagne, la Sologne, le Morvan, la Mayenne ou encore la Normandie ! En revanche, la péninsule armoricaine témoigne d’un réel attachement à cette plante, à tel point que la structure du foncier est en partie organisée autour du sarrasin. De l’autre côté du Couesnon, par exemple, ne sont considérées comme « bonnes terres » que les parcelles offrant un fort rendement en froment. Ce sont celles-ci, les plus recherchées, qui sont les plus chères. Mais en Bretagne, cette appréciation est plus souple et englobe des cultures aussi variées que le blé tendre mais également le seigle, l’avoine ou encore le sarrasin. Ceci dit bien l’importance de cette plante dans la vie des Bretons.
Ajoutons qu’assimiler la péninsule armoricaine à une « civilisation du sarrasin » est particulièrement réducteur. La distribution de cette culture est en effet inégalement répartie dans la péninsule. Le sarrasin est par exemple quasiment absent du pourtour du golfe du Morbihan et de l’estuaire de la Loire alors qu’il est très fréquent en Centre-Bretagne et en Ille-et-Vilaine : jusqu’à 40 % des terres de labour si l’on se fie aux résultats de la grande enquête agricole de 1866. De la même manière, la régression de cette culture au cours du XIXe siècle s’opère à des rythmes différents suivant les secteurs de la péninsule armoricaine. Durant l’entre-deux-guerres, le blé noir représente encore un peu moins de 30 % des terres labourables en Côtes-du-Nord. En Ille-et-Vilaine, le poids de la culture du sarrasin est sensiblement le même en 1820 et en 1899 et il faut attendre 1955 et les Trente Glorieuses pour que la superficie totale dévolue à cette plante passe sous le seuil des 10 000 hectares.
Un rempart face aux disettes ?
Le sarrasin est une culture qui s’implante d’autant plus facilement en Bretagne qu’elle est peu gourmande, qu’elle demande peu d’entretien, qu’elle est plutôt généreuse en termes de rendement à la semence – même si les archives ne permettent pas toujours de le quantifier avec précision – et qu’elle est, enfin, souple d’emploi. La plante se conserve de plus relativement bien puisqu’elle n’est atteinte par aucune des maladies affectant les céréales, et notamment le célèbre ergot du seigle.
Enfin, il ne lui faut pas plus de trois mois pour arriver à maturité, ce qui permet de nombreuses combinaisons dans les assolements. En fonction des conditions climatiques, le paysan peut ainsi choisir de semer relativement précocement, avant le 15 mai, soit plus tardivement, après le 15 juin. Il en résulte une grande souplesse permettant de récupérer une première récolte qui aurait été perdue par le gel ou la grêle. En d’autres termes, le sarrasin est une culture de remplacement qui permet de palier la défaillance d’une récolte de blé. Pour autant, il est inexact d’ériger le sarrasin en rempart breton contre les disettes et les crises frumentaires. En effet, ce n’est pas tant la plante qui est une garantie de sécurité, que la pratique de la polyculture. C’est cette diversité qui, en premier lieu, bénéficie aux Bretons.