Le XIXe siècle se caractérise en Bretagne par un repli de la culture du sarrasin. La grande enquête agricole de 1866 montre qu’elle laisse en bien des endroits, comme à Pont-L’Abbé par exemple, la place à celle de la pomme de terre. Au même moment, les pionniers du folklorisme tels que Théodore Hersart de la Villemarqué ou François-Marie Luzel enregistrent les traces orales de cette Bretagne rurale qui, peu à peu, s’efface. Et c’est finalement à la lumière de ce double mouvement contradictoire (disparition/conservation) qu’un lieu emblématique s’affirme comme un véritable marqueur identitaire de la Bretagne : la crêperie.
Pour s’en convaincre, il suffit de baguenauder dans les rues du quartier du Montparnasse, haut lieu de rassemblement des Bretons de Paris : on n’y compte plus les crêperies ! Bigarrées, les devantures de ces restaurants arborent des noms qui renvoient explicitement à la péninsule armoricaine. Crêpes et galettes composent les plats de résistance d’une gastronomie bretonne où se côtoient cidre, fraises de Plougastel et autres kouign-amann. Immuables, ces mets paraissent renvoyer au cœur de la tradition bretonne.
Galette = pizza ?
En réalité, l’histoire est beaucoup plus complexe. Certes, la galette complète – la classique jambon-œuf-fromage – semble aujourd’hui parée de toutes les vertus de la tradition, surtout lorsqu’on la compare aux recettes qui n’hésitent pas à recourir à des ingrédients aussi étonnants qu’un steak, du poisson, de l’ananas, du reblochon ou encore du ketchup. Quoi qu’on puisse penser de ces curieux mélanges, ils témoignent d’une aisance alimentaire qui n’a pas toujours prévalu. Ainsi, au XVIIIe siècle, la galette est avant tout une sorte de pain que l’on trempe dans sa boisson ou dans une bouillie : point de beurre et encore moins d’œufs ou de jambon. On comprend mieux, dès lors, le fameux adage populaire : « manger son pain noir »…
Dans le dernier tiers du XIXe siècle, le folkloriste Paul Sébillot fait état d’une curieuse recette apparue dans le nord-ouest de l’Ille-et-Vilaine : le « pain de Becherel ». Roboratif, le plat consiste en un œuf autour duquel est roulé une galette chaude. En 1923, lorsque le Guide des merveilles culinaires et des bonnes auberges françaises fait étape en Bretagne, il s’attable dans une crêperie de Quimper mais il n’est alors question que de crêpes au beurre avec un verre de lait ou une bolée de cidre. Ce n’est finalement que bien plus tard, avec l’accès généralisé de la population à l’alimentation carnée, que le jambon trouve sa place dans la galette alors que, dans les représentations, la « complète » fait figure de recette archétypale. Là encore, la tradition est indissociable de son invention.
L’invention d’un restaurant
La crêperie elle-même est une institution assez récente. Si le métier de crêpière ou de galettière – la profession est très largement féminisée – est attesté depuis le début du XVIIIe siècle, le restaurant est plus récent. Pendant longtemps, crêpes et galettes peuvent être achetées « à emporter » pour être consommées dans un cabaret. C’est à Rennes, rue Beaurepaire, que naît semble-t-il la crêperie telle que nous la connaissons aujourd’hui. L’établissement tenu par un certain « Poganne » connaît un véritable succès en proposant un menu accessible à presque tous : « un sou de galette, un sou d’œuf et pour comble du luxe, un sou de beurre de supplément ».
Pour autant, les ruptures ne doivent pas masquer les permanences et, en l’occurrence, la place centrale du sarrasin en Bretagne. Cette plante est en effet un élément essentiel de la culture alimentaire mais aussi du mode de vie actuels. En effet, la sortie en crêperie du XXIe siècle n’a-t-elle pas, d’une certaine manière, remplacé ce moment important de convivialité que sont les veillées du XIXe siècle ?