De la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, la Bretagne connaît une émigration massive. Ce sont plusieurs centaines de milliers de Bretons – jeunes, en grande majorité – qui quittent des campagnes affaiblies par l’écroulement des activités proto-industrielles traditionnelles. Ces migrations de travail ont pour horizons la capitale, principalement, la voisine Anjou et ses carrières d’ardoises, l’outre-Atlantique New-York qui attire les Bretons originaires de Gourin, mais également Le Havre, qui est « probablement après Paris, celle qui reçoit le plus de Bretons immigrés ».
Alors qu’ils sont environ 3 000 dans la cité portuaire en 1880 ; on en recense 10 215 en 1891, soit près de 10% de la population totale de la ville. Cette migration s’inscrit dans le cadre du boom démographique que connaît alors Le Havre, ville qui passe d’environ 60 000 habitants au milieu du XIXe siècle à plus de 100 000 au recensement de 1881, et même plus de 150 000 à l’approche de la Première Guerre mondiale. Un phénomène porté par l’essor économique du port, qui devient le premier de France : commerce, construction navale et liaisons transatlantiques y prospèrent.
C’est d’ailleurs le développement de liaisons maritimes depuis la Bretagne, avec la fondation en 1839, par Edouard Corbière, de la Compagnie des paquebots à vapeur du Finistère, qui permet cette émigration vers Le Havre. A chaque traversée, qui dure une vingtaine d’heures depuis Morlaix, 150 Bretons peuvent embarquer en direction du port normand. La flotte de la compagnie est complétée en 1846 par Le Finistère, premier vapeur français construit en fer, avant que Le Morlaix, un vapeur à hélice, ne remplace Le Morlaisien en 1867.
Pour l’essentiel, ces Bretons du Havre viennent du Léon et du Trégorrois. C’est en tout cas ce qu’indique, dans un article publié en 1905, le Moniteur des Côtes-du-Nord. C’est là une tendance lourde puisque le recensement de 1891 indique que plus de la moitié de ces Bretons de Haute-Normandie sont originaires des Côtes-du-Nord, et un autre quart du Finistère.
L’immigration bretonne au Havre est très largement le fait d’une main d’œuvre peu qualifiée qui vient se faire embaucher dans les différents chantiers d’aménagement du port, dans la construction navale, ou encore en tant que docker. L’abbé Gallic, aumônier des Bretons du Havre, qualifie ces ouvriers « d’hommes de peine ». Cette description renvoie à ce que l’on peut observer à Paris, où le clergé breton qualifie les travailleurs en provenance de la péninsule armoricaine de « parias ». Les Bretons originaires du littoral cherchent également à se faire embarquer : sur les chalands de la Seine pour ceux de l’île de Batz, ou bien sur les grandes compagnies maritimes comme la Compagnie générale transatlantique pour ceux de Perros-Guirec. Les Roscovites ouvrent des commerces dans la paroisse Saint-François, ce quartier au cœur de la cité portuaire qui devient une sorte de Little Brittany. L’endroit est décrit comme « le plus vieux quartier de la ville ». L’église de la paroisse devient rapidement l’un des points de ralliement de la communauté. Cependant, alors que le quartier était auparavant celui de la bourgeoisie commerçante, il est désormais grandement dégradé : « [les] maisons hautes [sont] noires et sans air [et les] ruelles sombres [sont] presque impraticables » note un témoin. Les logements sont insalubres, vétustes et toujours hors de prix sous le joug de marchands de sommeil qui louent des chambres « dans des mansardes ouvertes à tous les vents ». Pour autant, dans ce quartier, une vie communautaire prend racine et des associations, laïques ou religieuses, prennent en charge le soutien des plus pauvres : l’Aumônerie bretonne, fondée en 1875 ou l’Association laïque des Bretons du Havre fondée pour sa part en 1909.
La vie associative bretonne au Havre dépasse toutefois le strict cadre des sociétés d’entraide avec la création d’associations culturelles : L’Union Bretonne du Havre, Les Bretons du Havre, La Bretagne en sont autant d’exemples. En 1911 est par exemple organisée une « grande cavalcade historique et régionaliste ». Le cortège parti de Saint-François se dirige vers l’hôtel de ville, emmené par la « Duchesse Anne ». Les Bas-Bretons venus peupler le port de l’embouchure de la Seine continuent à parler le breton. L’écrivain normand Robert de la Villehervé écrit en 1904 : « Les Bretons du Havre ne s’intéressent pas à la vie intellectuelle de la cité […] Ils sont humbles, ils sont pauvres Ils sont attachés à leur parler plus qu’à aucune autre chose de la Bretagne. C’est leur patrimoine le plus cher ».
Après la Grande guerre, l’émigration bretonne vers Le Havre connaît un net reflux. Les compagnies maritimes qui assuraient jusqu’alors la liaison cessent leurs activités. L’émigration elle-même évolue. Désormais, une partie significative de Bretons qui s’installe au Havre dispose d’un statut social plus élevé : instituteurset fonctionnaires notamment. Plus de la moitié des douaniers havrais, par exemple, sont bretons. Ceux-ci accompagnent les Bretons du Havre de 2e et 3e générations vers une intégration plus poussée dans la société normande.
L’évacuation de la population havraise lors de la Seconde Guerre mondiale et la destruction de la ville par les bombardements, amènent une profonde refonte urbanistique de la ville sous la coupe d’Auguste Perret. Le quartier Saint-François perd alors son statut de quartier breton. Toutefois, jusqu’à aujourd’hui encore, le port normand conserve une part de bretonnité.