La disparition suspecte du Sieur Quéméneur
Dans le contexte de l’après-guerre, Pierre Quéméneur, négociant en bois à Landerneau, et Guillaume Seznec, maître de scierie à Morlaix, ont en commun deux choses : ils se sont enrichis pendant la Grande Guerre et ils travaillent le bois. Les deux hommes s’intéressent à une offre de rachat de Cadillacs provenant des stocks américains et partent à Paris, le 24 mai 1923, pour négocier le contrat. Seznec revient seul de ce périple. On ne reverra plus jamais Quéméneur. Par contre, par un télégramme expédié du Havre le 13 juin et par une valise trouvée dans la même ville le 25 juin, la police met la main sur deux faux en écriture signés Quéméneur, notamment la promesse de vente du domaine de Traou-Nez en Plourivo, dans les Côtes-du-Nord, que Seznec aurait acquis pour 30 000 dollars-or. La découverte de la machine à écrire, qui a servi à taper le faux en écriture dans la grange de Seznec, lui sera fatale. Il est inculpé de faux en écriture et d’assassinat le 7 juillet 1923.
Le procès d’assise de Quimper (24 octobre-4 novembre 1924)
L’instruction du juge Campion de Morlaix dure une année et est marquée par plusieurs tentatives d’évasions et de faux témoignages de Seznec. Le dossier fort de 507 notices est confié au juge Tom Dollin du Fresnel qui préside la session. Celle-ci s’ouvre dans un climat passionnel, nourri par les journaux qui multiplient les interviews et les articles avant le procès, et surtout par la présence de ténors de la presse nationale. Dans les rues, les Quimpérois conspuent l’accusé qui a l’opinion publique contre lui. 148 témoins sont convoqués : 123 pour l’accusation dont 43 policiers, un nombre qui témoigne de la complexité de l’enquête en Bretagne, au Havre, à Paris, à Dreux. L’attitude de Seznec, qui nie tout, se contredit sans cesse, ne présente aucun alibi fiable, est jugée agressive et insolente par la presse. Ce climat très hostile rendra inaudibles les témoignages de survie de Quéméneur, qui aurait été vu par quatre personnes après la date de sa disparition. L’avocat général demande la peine de mort, l’avocat de Seznec, Me Kahn, plaide le spectre de l’erreur judiciaire dans une affaire non élucidée où, à défaut de cadavre, d’arme du crime et de témoins, on met en avant un faisceau de suspicions qui emportent l’intime conviction des jurés. À l’époque, ceux-ci délibèrent sans l’appui d’un juge. Ils voteront pour la culpabilité de Seznec, pour les faux en écriture, et se partageront à égalité sur la préméditation. Seznec sauve sa tête et est condamné au bagne à perpétuité.
Par un renvoi en cassation et deux demandes de révision, Marie-Jeanne Seznec tente d’empêcher le départ de son mari pour la Guyane, en vain. Il est incarcéré au pénitencier de l’île de Ré puis est transféré à Saint-Laurent-du-Maroni, le 29 avril 1927. Le condamné, qui continue de faire l’objet de campagnes de presse en sa faveur, est affecté à des tâches qui lui permettent d’échapper aux dures conditions du bagne : fourrier, jardinier, bedeau, sémaphoriste, homme à tout faire du directeur.
En 1938, un décret-loi interdit la transportation au bagne mais ne supprime pas ce régime pénitentiaire. La peine de Seznec est commuée, il pourra sortir en 1958. Le 4 février 1946, il bénéficie d’un décret de grâce et d’amnistie signé Félix Gouin, président du Gouvernement provisoire. Il retrouve ses enfants près du Havre le 2 juillet 1947.
L’Affaire Seznec
Elle commence dès le verdict par un renvoi en cassation puis par une cascade d’« éléments nouveaux » qui, en 80 ans, aboutissent à 14 demandes de révision sans succès. Ce phénomène de contestation d’un verdict sur une longue durée est un fait unique dans l’histoire judiciaire. Il s’explique par les zones d’ombre laissées par l’enquête, à savoir la réalité du trafic de Cadillacs et des coups de feu entendus à Plourivo, propriété de Quéméneur, en mai 1923. De plus, l’impartialité de l’enquête est mise en cause, notamment par la présence du policier Pierre Bonny, révoqué de la police en 1935, fusillé après la guerre pour collaboration. Certains témoignages et des pièces à conviction auraient été produits par la police.
Les campagnes de réhabilitation de Seznec se sont déroulées en quatre phases. En 1926, Marie-Jeanne Seznec engage quatre demandes de révision pour empêcher son mari de partir au bagne. En 1931-1932, le juge Hervé mène une campagne de presse et anime de nombreuses réunions pour défendre la piste de Plourivo où il désigne comme meurtrier le frère de Pierre Quéméneur. Il sera lourdement condamné pour diffamation. De 1948 à 1955, le retour de Seznec du bagne, accompagné d’une tournée médiatique, incite ses défenseurs à formuler trois autres demandes de révision, toutes rejetées. La période est marquée par le meurtre de François Le Her par sa femme Jeanne, fille de Seznec, par des fouilles sans résultat à Plourivo ainsi que par le décès de Guillaume Seznec en 1954. Il a constamment plaidé son innocence. De 1977 à 2005, Jeanne Le Her et son fils Denis Le Her-Seznec reprennent le combat de la réhabilitation sur deux fronts : celui des médias avec livres, film, conférences et pétitions, mais aussi celui de la Justice avec la demande de révision de Me Langlois rejetée en 1996 ainsi que celle de Marilyse Lebranchu, maire de Morlaix et ministre de la Justice, rejetée en 2006.
En 2015, l’avocat Denis Langlois dévoile l’existence d’un secret de famille. C’est Mme Seznec qui aurait tué Quéméneur dans un réflexe d’auto-défense dans le contexte d’une agression sexuelle. Enfin en 2020, Bertrand Vilain révèle la présence, dans les archives du FBI, de la réalité d’une arnaque au trafic de Cadillac vers la Russie en 1923, ce qui donne du crédit à la version de Seznec accusé d’affabulations au sujet du trafic des Cadillacs.
Force est de constater que la multitude d’hypothèses sur la disparition de Quéméneur souffre d’une même fragilité, l’absence de documents irréfutables prouvant l’innocence de Seznec. D’où la conclusion implacable de Michel Pierre dans son historique de l’affaire : « Dans la mesure où, depuis près d’un siècle, rien n’est venu contredire le verdict, il faut bien en revenir à la seule certitude qui vaille : celle de la culpabilité. » En 2024, le dossier judiciaire Seznec devrait être rendu public. Souhaitons que le mystère de la disparition de Quéméneur soit levé à l’occasion de la nouvelle floraison médiatique qui accompagnera, à n’en pas douter, l’événement.