Edgar Le Bastard naît le 12 janvier 1836 à Tinchebray, petite commune de l’Orne située entre Vire et Flers, dans une famille aisée. De par sa mère, il descend d’une lignée de riches tanneurs rennais. Son oncle Octave est banquier, et exerce par ailleurs la fonction de maire – républicain – de Tinchebray de 1875 à 1881. Le virus de la politique n’est en effet pas totalement absent de la famille Le Bastard. Le grand-père d’Edgar, Denis Le Maréchal, un riche commerçant de Rugles, commune ornaise située au nord de Laigle, est député du Tiers-Etat lors des Etats généraux de 1789. Conventionnel, il s’oppose à l’exécution du Roi. De là à voir la racine du positionnement modéré du futur maire de Rennes, il y a là un pas qu’il est néanmoins délicat de franchir…
En effet, c’est Edouard Leroux qui joue semble-t-il un rôle prépondérant dans la trajectoire du jeune homme. Riche tanneur, ce notable recueille chez lui, à Rennes, en sa demeure du 4, ruelle Saint-Martin, sa sœur Aimée à la suite de la mort de son époux François Le Bastard, décédé prématurément le 20 janvier 1839, ainsi que ses deux enfants, Edgar et son frère Alfred. C’est du reste tout naturellement que les deux garçons suivent les cours de l’institution Saint-Martin. Au contact des frères Eudistes, Edgar reçoit une éducation catholique qui ne semble pas le marquer outre mesure. Devenu élève au lycée, il s’y distingue par une faible instruction religieuse, comme un indice de son anticléricalisme futur, qui contraste néanmoins singulièrement avec les excellents résultats qu’il peut obtenir par ailleurs. C’est donc tout naturellement qu’on le retrouve étudiant en droit, sur les bancs de la faculté de Rennes.
Eduqué et introduit dans les réseaux notabiliaires de la bourgeoisie rennaise, Edgar Le Bastard semble être programmé pour reprendre la tannerie de son oncle, lui qui n’a pas d’héritier. Mais cette perspective ne semble pas l’enchanter, au contraire de son frère Alfred qui s’engage durablement dans les affaires. Edgar, pour sa part, démarre une carrière d’avoué avant de finalement rejoindre l’entreprise familiale. Mais le virus de la politique n’est pas loin : Alfred devient en 1872 membre du Tribunal de commerce, qu’il préside de 1874 à 1877, tandis qu’Edgar occupe, de 1873 à 1877, le secrétariat de la Chambre de commerce. De 1874 à 1881, il est administrateur de la succursale rennaise de la Banque de France.
Un fervent républicain
A l’aube des années 1880, Edgar Le Bastard préside seul aux destinées de l’entreprise familiale, son frère étant décédé en 1877. Il compte parmi les plus grosses fortunes de la place de Rennes mais semble au ban du « monde rennais » du fait de son activité de tanneur, peu reluisante il est vrai aux yeux de la vielle noblesse de robe. De surcroît, Edgar Le Bastard affiche un républicanisme sans concession qui cadre mal avec le soutien des industriels rennais au Second Empire. La défaite face à la Prusse et la chute de Napoléon III changent toutefois la donne et, le 3 juin 1870, Edgar Le Bastard cofonde L’Avenir de Rennes, un trihebdomadaire acquis à la cause républicaine. Quelques semaines plus tard, à la faveur du contexte particulièrement tourmenté de cette Année terrible, il est nommé à la commission municipale, prélude d’une longue carrière qui le mène jusqu’au fauteuil de maire, dans lequel il s’assied le 14 janvier 1871.
Son premier mandat est moins marqué par ses réalisations locales que par la ligne politique qu’il instaure. Fervent défenseur de la République, il est néanmoins un partisan de l’ordre libéral et condamne sans réserve la Commune de Paris. Mais ces gages ne suffisent pas à convaincre un électorat rennais qui n’aime rien de plus que la modération politique : battu en 1871, Edgar Le Bastard ne retrouve le fauteuil de maire de Rennes que le 28 février 1880, un an après avoir été élu sénateur.
Le paradoxe est que la période qui s’ouvre pour lui, si elle est celle de son apogée politique, n’est probablement pas la plus modérée en ce qu’elle est indissociable de l’aventure boulangiste.
Le bâtisseur
Maire de Rennes, Edgar Le Bastard n’a de cesse de défendre les intérêts de sa ville et de ses habitants. En 1883, il milite ainsi pour le transfert de l’Ecole nationale d’agriculture, déménagement qui n’intervient finalement qu’en 1892. Durant les années 1880, il monte également au créneau pour défendre l’Arsenal de Rennes, menacé par la croissance exponentielle de celui de Nantes. A cette occasion, il se fait le défenseur des ouvriers et se distingue par une fibre sociale affirmée, même s’il se montre bien entendu toujours soucieux de la sauvegarde des intérêts patronaux.
L’œuvre de bâtisseur du maire Edgar Le Bastard poursuit pour une très large part des objectifs hygiénistes et vise, clairement, à assurer un mieux-être chez ses administrés. Il est vrai que la situation du logement est d’autant plus difficile à Rennes que la ville est baignée par les eaux bien souvent croupies de la Vilaine. Le sud de la commune est construit sur des marécages et la situation sanitaire y est parfois fort préoccupante. Le Bastard mène la guerre de l’hygiène et multiplie les chantiers : captation des eaux de la Minette et de la Loysance, deux affluents du Couesnon, construction d’un gigantesque réservoir pouvant contenir jusqu’à 20 000 m3 d’eau douce, développement d’un réseau de canalisation garantissant l’accès de tous à la précieuse ressource… Les efforts sont considérables mais la tâche est immense : en 1905, soit 13 ans après la mort de Le Bastard, 60% des rues de la ville ne sont toujours pas raccordées au réseau municipal d’égouts. Le maire de Rennes doit de surcroît faire face à la croissance soutenue de la ville qui, de 44 481 habitants au recensement de 1866, passe à 76 000 en 1890. C’est pourquoi il commande le percement ou l’élargissement de plusieurs grandes artères dont la rue Saint-Hélier. Il est également à l’origine de l’urbanisation du quartier Sévigné, le long du Faubourg de Paris, près du parc du Thabor : les parcelles qui abritent aujourd’hui encore de splendides hôtels particuliers sont alors vendues… sous forme de lotissement.
La destinée municipale d’Edgar Le Bastard est donc indissociable de la carrière de l’architecte de la ville, Jean-Baptiste Martenot, qu’il soutient contre vents et marées. C’est d’ailleurs lui qui assure la conception du chef d’œuvre du Maire, ce Palais du Commerce dont la construction débute en 1886 et comporte deux tranches : l’aile ouest qui est achevée en 1891, l’est qui ne l’est qu’en 1929. Certes ces grands travaux pèsent durablement sur les finances municipales mais, pour le Maire, rien n’est trop beau. L’édile ne recule en réalité devant rien pour promouvoir sa ville et utilise tous les leviers à sa disposition. Soucieux de son rayonnement artistique et culturel, il augmente les crédits de l’opéra et du théâtre, dont il est par ailleurs un spectateur assidu, et entend doter la ville d’un musée digne de ce nom. Il cherche aussi sans cesse à favoriser la montée en gamme de l’université de la ville, dont il est un ancien étudiant et dont, manifestement, il ne conserve pas un souvenir impérissable.
Malheureusement, Edgar Le Bastard n’a laissé ni mémoires, ni carnets, ni correspondance privée. L’homme demeure donc, à la différence de ses réalisations et de ses combats politiques, difficilement accessible, sauf à passer par un tiers et en l’occurrence par Edmond Vadot, secrétaire général de la Ville de Rennes de 1885 à 1909. Dans ses carnets, il dépeint un travailleur infatigable, très intelligent mais également doté d’une forte personnalité : à l’en croire, « dévoué à ses amis, il était sans pitié pour ceux qui le trompaient ». Visiblement empreints d’une sincère affection, ces propos sont confirmés par François Demay qui, dans un mémoire de maîtrise rédigé en 2000, décrit un politique certes volontaire mais parfois autoritaire. Ses adversaires politiques, eux, s’en donnent à cœur joie et Le Journal de Rennes dresse le portrait d’un « maitre-maire », d’un édile « despotique et brouillon » qui mène « son conseil municipal à coups de bottes ». Il est vrai qu’Edgar Le Bastard se mêle de tout et n’aime pas être contredit. C’est ainsi par exemple qu’il décide en 1882 de congédier la première chanteuse du théâtre de Rennes, coupable à ses yeux de ne pas donner pleine satisfaction au public. Malade et presqu’aveugle, il meurt précocement à 56 ans, le 28 juin 1892, laissant néanmoins une empreinte indélébile sur sa ville.