Artisanes au XVIIIe siècle à Nantes

Autrice : Gillian Tilly / mai 2024
La place et le rôle des femmes dans l’artisanat au XVIIIe siècle restent encore relativement méconnus. Les femmes ont pourtant exercé des métiers extrêmement variés. Alimentation, commerce, revente : rares sont les secteurs économiques dépourvus de travailleuses. Ces femmes sont dotées de savoirs divers et d’une grande capacité d’adaptation face aux contrôles exercés par les autorités sur leurs activités professionnelles.

[Cet article a été initialement publié sur Nantes Patrimonia en 2022]

Variété et diversité du travail féminin

A Nantes, une ville où le commerce prospère, les marchandes affluent et investissent aussi bien le monde négociant que le petit commerce. Boulangères, charcutières, marchandes d’huîtres ou tenancières accaparent l’espace public. L’importante présence féminine dans le commerce est favorisée par La Très Ancienne Coutume de Bretagne, qui permet aux épouses de bénéficier d’une capacité juridique : celles qu’on surnomme les marchandes publiques peuvent, indépendamment de leur mari, développer leur boutique en gérant leurs dettes et en contractant leurs propres emprunts. Les revendeuses de poissons et de fruits de mer, particulièrement actives sur les ponts et sur les grands axes de communication, organisent entre elles la répartition de ces espaces, afin de s’enrichir et de concurrencer la communauté des maîtres marchands de Nantes. Parfois, les relations commerciales génèrent des conflits : de nombreuses requêtes auprès de la police font mention de marchandes d’huîtres portant plainte contre des compteuses, des marchandes de châtaignes, ou bien encore d’autres marchandes de produits de la mer. Les femmes sont également présentes au sein de professions réputées comme étant masculines : à Nantes, l’Hôtel de la Monnaie accueille journellement des dizaines de travailleurs et de travailleuses, notamment des tailleresses, chargées de la finition des flans des pièces de monnaie. D’autres femmes encore exercent des professions hautement qualifiées, respectées et valorisées : les veuves de maîtres libraires-imprimeurs, au décès de leur mari, poursuivent parfois le commerce entrepris et apprennent à faire fructifier l’héritage familial. Les travailleuses intègrent donc toutes sortes de professions artisanales ou marchandes, qualifiées ou journalières, dans des espaces de travail hétérogènes, et de cette diversité naît une large variété de savoirs. Chacune de ces professions implique, en effet, la maîtrise de techniques, de gestes, l’emploi d’instruments et d’outils, mais également le partage de savoir-faire spécifiques.

La culture des apparences : couturières, coiffeuses et marchandes de modes nantaises

Le XVIIIe siècle est caractérisé par une large diffusion de produits variés et divers, issus d’industries récentes, lesquels répondent aux nouveaux désirs des consommateurs. L’essor de la demande transforme les activités artisanales et donne naissance à une culture matérielle nouvelle, marquée par « l’accroissement du superflu, la confusion des signes et des conditions [et] l’obsolescence des objets ». Depuis peu, les historiens ont reconnu le rôle des artisans dans la propagation et la diffusion de cette culture des apparences, dans l’émergence de la technique, et enfin, dans la publicité des savoirs pratiques. Si cette relecture historiographique est entamée pour les hommes, les artisanes sont encore délaissées et leurs savoir-faire largement méconnus. À Nantes, les secteurs du linge, du textile et plus largement des apparences, rapportent un nombre important de travailleuses : couturières ou tailleuses, lingères, marchandes de mode, faiseuses de bas, mais aussi bonnetières, rubannières, tresseuses ou coiffeuses, participent activement à l’économie urbaine et sont présentes sur l’ensemble du territoire nantais. Ces artisanes manifestent une grande capacité d’adaptation dans le cadre de leur travail, marqué par différentes inégalités et par un contrôle permanent de leurs activités. Au XVIIIe siècle à Nantes, elles sont plusieurs centaines de tailleuses et couturières à exercer au sein de leurs habitations. Leur présence augmente considérablement à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Habitation des tailleuses 1745-1789. Carte réalisée en 2021 par Gillian Tilly et Wilfried Cariou.  La masse documentaire produite par les corporations nantaises étant devenue plus conséquente en raison d’un contrôle désormais régulier, leur apparition grandissante dans ces archives nous permet de mieux connaître leur vie quotidienne. Si cet effet de croissance est en partie dû aux sources produites et conservées, le métier de tailleuse est malgré tout très répandu, les filles étant poussées très tôt à se former aux travaux d’aiguille. Peu coûteuses, ces formations sommaires leur garantissent un revenu suffisant afin qu’elles puissent vivre une fois adulte sans l’aide des fondations charitables. Néanmoins, malgré un apprentissage parfois limité, les femmes qui s’exercent à la couture en devenant tailleuses, lingères ou bonnetières ne sont pas nécessairement dénuées de toute qualification. Certaines d’entre elles développent de véritables savoir-faire, fondés sur la pratique et l’exercice de leur métier. Et ce savoir-faire se construit d’abord au cœur de leurs espaces de travail. Leurs activités professionnelles révèlent une étonnante variété de savoirs, de compétences et de qualifications. Cheffe d’atelier, ouvrière, chambrelante ou maîtresse, les artisanes nantaises ont su développer d’importants savoir-faire, propres à leur profession. Toutes ces travailleuses connaissent, dans le cadre de leur travail, les mutations sociales et économiques propres au XVIIIe siècle. Toutes doivent également composer auprès d’hommes qui, pour la plupart, dirigent et organisent leur métier.

Le travail des femmes : des activités économiques à encadrer et à contrôler

Les activités professionnelles des femmes présentes dans les secteurs du vêtement ou de la parure sont l’objet d’une solide et constante surveillance, exercée principalement par les jurandes de la ville. Les jurandes, ou corporations, constituent un phénomène urbain répandu dans lesquelles des artisans et des marchands s’assemblent afin de défendre leurs intérêts communs. Ces communautés de métiers, aux formes et règlements variés, régissent toute une partie des activités de fabrication. Il est possible de distinguer trois types d’associations professionnelles d’artisans : les corporations masculines, où seuls les hommes possèdent des prérogatives décisionnelles ; les corporations mixtes, où les femmes comme les hommes participent à la vie de la communauté ; et les corporations féminines, où les femmes s’attachent à conserver le monopole des décisions et de la production.

Extrait des statuts et règlements des maîtresses tailleuses de Nantes, publiés en 1733 par la corporation des maîtres tailleurs de Nantes. Archives départementales de Loire-Atlantique, C 654, Chambre de Commerce de Nantes – Arts et Métiers, « Procédures diverses poursuivies au siège de l’Amirauté […] » 1401-1787.

Au nombre de 32 en 1723, les corporations nantaises sont exclusivement masculines, et les femmes, comme les tailleuses ou les coiffeuses, doivent s’adapter à l’encadrement imposé par les maîtres tailleurs et maîtres perruquiers de la ville. Ce contrôle est introduit de différentes façons : d’abord, par la création d’une réglementation visant à organiser les tâches exercées par les femmes. En 1733, les tailleuses nantaises se voient imposer des statuts et des règlements visant à réduire et à ordonner leurs activités. Ensuite, par l’organisation d’une hiérarchie basée sur un modèle corporatif. Enfin, par l’établissement d’une surveillance qui s’accroît jusqu’à la fin du siècle. Les maîtres artisans appartenant à une profession jurée ne sont pas les seuls à tenter d’organiser le travail des femmes. L’État et le Parlement de Bretagne interviennent parfois en promulguant de nouveaux arrêts : les coiffeuses par exemple, sont officiellement reconnues par le roi de France en 1772, mais sont contraintes, dans le même temps, de déclarer leur habitation auprès des maîtres perruquiers. Un an plus tard, en mai 1773, le Parlement de Bretagne, cette fois, autorise les coiffeuses nantaises à prendre des apprenties, tout en leur interdisant de concevoir des boucles ou des chignons artificiels. Ainsi, les femmes suscitent autant l’intérêt que la méfiance des autres artisans et des institutions d’Ancien Régime. Leurs activités restent extrêmement contrôlées. Les corporations et les autorités d’Ancien Régime veillent à agencer et à hiérarchiser l’implication de chacune d’entre elles. Malgré ces tentatives d’encadrement, les artisanes ne restent pas passives. Elles apprennent à déjouer, à détourner ou encore à échapper à leur position afin de mettre en place différentes stratégies, non seulement pour subvenir à leurs besoins, mais également pour développer des techniques et des pratiques de productions propres à leur profession. Entrepreneuses, elles participent à la vie économique du foyer, parfois de façon autonome et indépendante, parfois aux côtés de leur mari. Les femmes s’organisent, s’associent et gèrent leurs propres affaires. C’est au cœur de leurs espaces de travail et d’habitation qu’elles parviennent à contourner les règlements qui leur sont imposés. La capacité d’agir et celle de s’adapter qu’ont ces femmes leur permettent de contourner les contraintes culturelles et sociales qui leur sont imposées dans le cadre de leur travail et dans leur vie de manière plus générale.

CITER CET ARTICLE

Autrice : Gillian Tilly, « Artisanes au XVIIIe siècle à Nantes », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 14/05/2024.

Permalien: https://bcd.bzh/becedia/fr/artisanes-au-xviiie-siecle-a-nantes

BIBLIOGRAPHIE

  • Tilly Gillian, Les Femmes dans le travail artisanal à Nantes au XVIIIe siècle. Identités et affirmations professionnelles, la construction des savoir-faire par les artisanes, Mémoire de master 2 d’histoire, Plouviez David et Guicheteau Samuel (dir.), Université de Nantes, 2021.
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  • Tilly Louise A., Scott Joan W., Les femmes, le travail et la famille, éditions Payot & Rivages, Paris, 2002.

 

Proposé par : Bretagne Culture Diversité