Un commerce maritime
Comme nous l’avions souligné à l’époque, ces amphores, essentiellement venues du Latium et de Campanie pour la région qui nous occupe, étaient convoyées vers l’ouest de la Gaule par voie maritime et fluviale. Quittant les ports italiens de la mer Tyrrhénienne, des navires touchaient d’abord à Narbonne, où devait être effectué un premier transbordement pour la remontée de l’Aude, puis un autre pour le passage terrestre de « l’isthme gaulois », avant le chargement des amphores, dans le port de Bordeaux, sur des navires de haute mer. Ceux-ci, remontant vers le nord, longeaient les côtes de la Gaule occidentale, comme en témoignent, d’une part, la trouvaille en mer de quelques amphores de type Dressel 1a, provenant très vraisemblablement d’épaves (au large de Saint-Gilles-Croix-de-Vie et au large des Sables-d’Olonne, deux trouvailles distinctes au large de Belle-Île, dans l’estuaire du Blavet), et d’autre part, de multiples découvertes dans les îles de Bretagne ainsi que dans des habitats côtiers. Doublant les caps finistériens, cette route maritime se poursuivait vers le sud de la Bretagne insulaire, touchant en particulier au port d’Hengistbury Head (Dorset). Il est plus difficile d’identifier les voies d’accès de ces amphores vers l’intérieur de la péninsule armoricaine, mais on peut estimer qu’elles transitaient par les petits fleuves côtiers et par les routes, dont on commence aujourd’hui à mieux connaître le tracé.
Une chronologie étendue
En publiant notre travail de 1982, nous nous étions interrogé sur l’éventuelle présence, dans le lot étudié, d’amphores « gréco-italiques » du second siècle av. J.-C., qu’il est parfois difficile, lorsque l’on a seulement en mains de petits fragments non distinctifs, de différencier des Dressel 1a. Les trois ou quatre amphores posant alors question avaient été mises au jour fortuitement dans une fosse peu profonde, contenant aussi des céramiques locales, à l’intérieur title="Provenant d’une découverte ancienne, ces objets n’ont été ni décrits ni conservés." placement="left" du « camp » bordant au nord-est le bourg de Plogastel-Saint-Germain[/tooltip. Cette enceinte de 160 m x 59 m était encore protégée, à la fin du XIXe siècle, par un rempart de 8 m de haut et un fossé de 5 m de large. La massivité de cet ensemble terroyé installé sur une hauteur, à 112 m NGF, et les « armes de fer » qui y furent découvertes, signalaient très vraisemblablement un site de statut élevé. Le doute fut levé, une quinzaine d’années plus tard, par la découverte, lors de la fouille par Yves Menez de la « résidence aristocratique » de Saint-Symphorien en Paule, d’un nombre assez conséquent (plus de 20) d’amphores gréco-italiques dans des niveaux du début du IIe siècle av. J.-C., puis, en 1993, d’amphores du même type dans la parcelle englobant le « camp » du Muriou, enceinte quadrangulaire de 100 x 120 installée à 190 m NGF sur le flanc sud de l’arête de Quimerc’h. De même, dans l’est de la péninsule, un certain nombre de ces récipients étaient exhumés dans ce qui est probablement une autre « résidence aristocratique », à la Ligne Anne, en Rannée. Au Boisanne en Plouër-sur-Rance enfin, dans un établissement rural, un unique fragment d’amphore gréco-italique était associé à une olpé en céramique grise ampuritaine des années 175-150 av. J.-C.
Il est donc indéniable aujourd’hui que l’ouest de la Gaule reçut des vins méditerranéens bien avant la conquête de la Narbonnaise (125-117 av. J.-C.). Ces premières importations, arrivant sans doute avant le milieu du IIe siècle av. J.-C., doivent sans doute être mises en rapport avec la fin de la Seconde guerre punique, la conquête de l’Espagne après la bataille d’Ilipa (206 av. J.-C.) et l’anéantissement de la puissance carthaginoise à la bataille de Zama (202 av. J.-C.) ouvrant à Rome l’accès à l’Atlantique par l’« isthme gaulois » et le détroit de Gibraltar. Comme ailleurs en Gaule, ces amphores, transitant sans doute en partie par l’axe Narbonne-Bordeaux puis par voie maritime, sont relativement peu nombreuses. Elles n’apparaissent, par ailleurs, que sur un petit nombre de sites. Leur association à des enceintes terroyées – seules celles de Saint-Symphorien et de la Ligne Anne ont fait l’objet d’une fouille en règle – et, dans deux cas sur trois, à des armes ou des aménagements servant à l’hébergement de guerriers, paraît indiquer que ces premières importations étaient surtout destinées à une consommation de vin, sans doute ostentatoire ou « rituelle », dans les classes les plus élevées de la société armoricaine.
Apparaissant vers 140-130 av. J.-C., les amphores de type Dressel 1a furent produites en très grandes quantités jusqu’au milieu du Ier siècle av. J.-C. afin de servir au transport des crus de diverses régions d’Italie. Comme les précédentes, elles contenaient de 25 à 35 litres de vin, pour un poids de 25 kg à vide et 50 kg à plein. L’occupation par Rome du sud de la Gaule et la création de la Province de Narbonnaise en facilitèrent l’exportation vers la Gallia comata, où ces amphores se rencontrent en très grand nombre sur des sites comme Vieille-Toulouse ou Chalon-sur-Saône. On jugera de l’importance de ce commerce au plaidoyer de Cicéron pour le gouverneur de Narbonnaise Fonteius, accusé de « vinarium crimen » pour lui avoir imposé des taxes trop lourdes (Pro Fonteio) (69 av. J.-C.). De même, sa place dans la société gauloise ne semble pas devoir être remise en cause. Pour s’en convaincre, rappelons-nous que, sous le cheval figurant au revers des statères de Vercingétorix, est représentée une amphore vinaire méditerranéenne. Ces nouveaux récipients sont, comme on l’a déjà souligné, présents sur un grand nombre de sites armoricains, et il est rare que la fouille d’un établissement, habitat ou autre, daté de la période 130-50 av. J.-C., n’en livre pas au moins quelques fragments.
Vin italien et société en Armorique
On a souvent associé ces importations aux banquets organisés par l’aristocratie gauloise, grandes fêtes au cours desquelles le vin coulait à flots pour accompagner la consommation de grandes quantités de viande. Ces festins se déroulaient aussi, lors de cérémonies publiques, dans des enclos associés aux sanctuaires, comme on le voit par exemple à Corent (Puy-de-Dôme). Ces pratiques n’étaient pas encore véritablement attestées en Bretagne lors de notre publication de 1982. Mais la fouille de la « résidence aristocratique » de Saint-Symphorien en Paule, mettant au jour environ 350 amphores Dressel 1a, correspondant à la consommation d’environ 10 000 litres de vin, les ont attestées avec certitude. Le même phénomène a été récemment observé lors de la fouille d’une autre « résidence aristocratique » à la Morandais, en Trémuson (22). Un site de même nature, repéré d’avion à Tréméler en Neuillac (56), montre lui aussi de nombreux fragments d’amphores vinaires en surface.
Ces banquets aristocratiques ritualisés, dont les trouvailles d’amphores gréco-italiques laissaient deviner l’existence dès le IIe siècle – mais il est probable qu’ils aient débuté plusieurs siècles auparavant, en utilisant d’autres types de boissons alcoolisées –, se pratiquaient donc bien en Armorique comme ailleurs en Gaule. Il en va de même des libations et des dépôts d’amphores associés aux sépultures de personnages que l’on peut juger de statut élevé dans la communauté concernée. En témoignent les fragments d’amphores Dressel 1a découverts dans une tombelle à Kerangouarec en Arzano, ainsi que de probables sépultures à inhumation à Saint-Jean en Riec-sur-Bélon et Lanneunoc en Plounévez-Lochrist (la première contenait deux amphores Dressel 1a et la seconde au moins quatre). Les ustensiles métalliques liés à cette consommation sont néanmoins peu nombreux (passoire à poucier à Bilaire en Vannes [56], simpulum au Stang en Plonéour-Lanvern [29], fragment de récipient en tôle de bronze à Saint-Jean en Riec).
La leçon générale que l’on peut toutefois tirer de cette étude est que les amphores de seconde phase (Dressel 1a), loin de se rencontrer uniquement dans des habitats de statut élevé, comme les amphores gréco-italiques, se voient aussi sur une grande variété de sites « ordinaires » : habitats groupés, grands sites fortifiés littoraux ou de l’intérieur, « fermes » isolées, ateliers d’extraction du sel marin ou enfin des sanctuaires comme Mez-Notariou à Ouessant.
Ces diverses trouvailles attestent sans aucun doute, au Ier siècle av. J.-C., l’existence d’échanges maritimes en Manche et dans l’Atlantique, dont la teneur exacte nous échappe encore – il est peu probable que la cargaison des navires impliqués dans ces commerces ait seulement été constituée d’amphores, et quels étaient les frets de retour ? – ainsi que d’une extension de la consommation de vin aux classes sociales intermédiaires. En effet, le terme de « popularisation », au sens de « démocratisation », apparaît à cet égard assurément inexact.