Dans ces systèmes extrêmement inégalitaires et dépourvus de tout filet de protection sociale qu’étaient les sociétés antiques, la révolte individuelle ou collective, souvent associée à l’appropriation de richesses considérées comme indues, était chose courante. De l’Italie à la Gaule, les textes antiques relatent les rébellions du gladiateur Spartacus, qui réussit à rassembler une armée de 150 000 hommes en 73-71 av. J.-C. (« Troisième guerre servile »), ou du soldat Maternus, qui, en 185-187, réunit une troupe de déserteurs, d’ouvriers et d’artisans ruinés, suffisamment nombreuse pour qu’elle soit capable de piller plusieurs villes de Gaule.
Des latrones (brigands) dans les campagnes
Seuls ces mouvements de grande ampleur sont rapportés, alors qu’est quasiment passée sous silence l’insécurité latente que faisaient naître, sur les routes et dans les campagnes, des bandes éparses que les pouvoirs locaux tentaient, tant bien que mal, de réprimer. Tous ces hors-la-loi, quelles que soient leurs motivations, étaient considérés comme des latrones (brigands), mus par le seul goût de la rapine. Les « préfets à la répression du brigandage », comme Lucius Cerialius Rectus, dédicataire du théâtre du Bois l’Abbé à Eu (Seine-Maritime), étaient chargés de les éliminer. C’est dans ce contexte qu’est mentionnée, dans deux panégyriques aux empereurs, prononcés à la fin du IIIe siècle, une vaste révolte paysanne en Gaule, menée par deux autochtones, Aelianus et Amandus – « des paysans ignorant tout de l’art militaire se prirent de goût pour lui, quand le laboureur se fit fantassin et le berger cavalier, quand le rustre, imitant l’ennemi barbare, porta la dévastation dans ses cultures » –, qui fut bientôt réprimée (285 apr. J.-C.) par le César Maximien. On a généralement vu, dans ce soulèvement, l’apparition des premières Bagaudes – le terme, celtique et de même famille que le breton bagad, n’est attesté dans les textes que vers 360 apr. J.-C. –, ce mouvement, dont on ignore l’extension géographique, étant très certainement lié à la désorganisation des Gaules, due à une crise politique et socio-économique née en partie de la pression des Barbares sur les frontières de l’Empire.
Une révolte sociale ?
Malgré la répression et un certain rétablissement de l’ordre, la marmite sociale devait continuer à bouillonner, car, en 410, rapporte l’historien byzantin Zosime, « Les barbares d’au-delà du Rhin attaquèrent partout de toutes leurs forces, ce qui amena les habitants de la Bretagne et de certaines nations gauloises à se révolter contre le pouvoir romain et à vivre de façon indépendante, n’obéissant plus aux lois romaines. Les Bretons prirent les armes et, bravant les dangers pour défendre leur propre indépendance, libérèrent leurs villes des barbares qui les menaçaient. Et toute l’Armorique et les autres provinces de Gaule suivirent l’exemple des Bretons et se libérèrent de la même manière, chassant les gouverneurs romains et établissant leur propre administration au mieux de leurs moyens » (Histoire nouvelle, VI, 5).
On peut certes juger que cette révolte des Bretons et des Gaulois – rappelons que l’Armorique telle qu’on la concevait à cette époque comprenait, outre l’actuelle Bretagne, la Normandie et les Pays de la Loire – ne constituait pas un mouvement des plus pauvres se rebellant contre un ordre profondément injuste, mais une poussée indépendantiste née d’un rejet de Rome par les classes dirigeantes. Bien qu’ils ne mentionnent pas les Bagaudes, deux textes contemporains de ces événements donnent cependant à penser que cette rébellion, entraînant un bouleversement de la hiérarchie établie, avait aussi une dimension sociale. Querolus (« Le Grognon »), comédie écrite en Gaule dans les années 410-420 apr. J.-C., met en scène le Grognon et le Lare, divinité secondaire protectrice des familles :
« Le Grognon : Qu’il me soit permis de dépouiller ceux qui ne sont pas mes débiteurs, de battre ceux qui me sont étrangers et, quant à mes voisins, de les battre et de les dépouiller en même temps.
Le Lare : Ah ! ah ! ah ! C’est le brigandage et non la puissance que tu demandes ! Dans ces conditions j’ignore, par Pollux, comment cela pourrait t’être accordé. Pourtant j’ai trouvé : aie ce que tu souhaites. Va vivre aux rives de la Loire.
Le Grognon : Et puis ?
Le Lare : Là on vit selon le droit des gens, là il n’y a nul cérémonial, là les sentences capitales sont rendues de sous un chêne et écrites sur des os ; là même les paysans peuvent plaider et les particuliers juger ; là tout est permis. Si tu es riche, on t’appellera un “gros”. » (Acte I, scène 2) (Traduction : L. Herrmann)
Évoquant, dans son Redite suo (« Sur son retour »), rédigé vers 418 apr. J.-C., la répression exercée l’année précédente contre les Armoricains révoltés par son ami et futur préfet du prétoire Exupérantius, Rutulius Namatianus, haut fonctionnaire d’origine gauloise et poète à ses heures, affirme aussi qu’« Exuperantius enseigne à présent aux rivages d’Armorique à aimer la paix revenue d’exil ; il rétablit les lois, ramène la liberté et ne permet plus que les serviteurs fassent de leurs maîtres des esclaves ».
Émanant de membres de la haute aristocratie gallo-romaine – le Querolus était sans doute dédié à Rutilius Namatianus –, ces deux textes, manifestement biaisés en faveur d’un statu quo qui préserverait l’ordre civil et social préexistant, laissent néanmoins entrevoir l’existence, dans l’ouest de la Gaule, de jacqueries, prenant peut-être les mêmes formes que la « Révolte des croquants » et la « Révolte des Bonnets rouges » du XVIIe siècle, mais dont l’archéologie est, à ce jour, incapable de reconnaître les marques.
« Comment sont-ils devenus Bagaudes, si ce n’est pas par nos injustices »
Le calme apparent qu’apporta la répression, sans doute violente, de ce mouvement par les troupes régulières, fut, comme le précédent, de courte durée. Dans son De gubernatione Dei (« Du gouvernement de Dieu »), sans doute rédigé vers 430-450 apr. J.-C., le prêtre Salvien de Marseille dresse un tableau très sombre d’une Gaule où la cruauté et la rapacité des aristocrates et des collecteurs d’impôts poussaient les individus à grossir les rangs des Barbares et des Bagaudes. Prenant ardemment la défense des humbles, le moraliste évoque longuement ces « […] Bagaudes qui, dépouillés, opprimés, tués par des juges mauvais et cruels, après avoir perdu le droit à la liberté romaine, ont perdu aussi l’honneur du nom romain. Et on leur reproche leur infortune, nous leur reprochons un nom qui rappelle leur malheur, un nom que nous leur avons fait nous-mêmes ! Nous appelons rebelles, nous appelons scélérats des hommes que nous avons réduits à être des criminels. En effet, comment sont-ils devenus Bagaudes si ce n’est pas par nos injustices, si ce n’est pas par la malhonnêteté des juges, par les confiscations et les rapines de ces hommes qui ont changé la perception des impôts au profit de leur propre bourse […]. » (Traduction : G. Lagarrigue)
C’est dans cet environnement très dégradé qu’en 435 apr. J.-C. eut lieu un nouveau soulèvement en Gaule mené par un certain Tibatto, dont on ne connaît rien, sinon le nom, et dont rien n’indique qu’il soit originaire de l’ouest de la Gaule. Selon les auteurs du temps,
« la Gaule […] se sépara de la “société” romaine ; à partir de ce commencement, la quasi-totalité de la population servile des Gaules conspira avec la Bagaudie », ce mouvement étant écrasé dès 437-438 par le dux Litorius et ses troupes de cavaliers huns, Tibatto, fait prisonnier, étant très probablement exécuté. L’incendie reprit peu de temps après, vers 446-447 apr. J.-C., Aétius, généralissime de l’empereur Valentinien III (425-455 apr. J.-C.), chargeant les Alains du roi Goar, stationnés dans les environs d’Orléans, de ramener dans le « droit » chemin les Armoricains révoltés. Ceux-ci, craignant la férocité des Alains et le désastre qui s’annonçait, expédièrent, rapporte Constance de Lyon, une délégation auprès du futur saint Germain d’Auxerre, qui, plaidant leur cause auprès de Goar, réussit à arrêter ce dernier avant d’aller à Ravenne implorer la clémence d’Aétius. Mais, selon les chroniqueurs, les Armoricains n’ayant pas respecté leurs promesses, celui-ci, « lassé des coutumes criminelles de ce peuple présomptueux, permit finalement aux rudes Alains de l’anéantir ».
Des soulèvements qui restent mystérieux
Les soulèvements des Bagaudes, de la fin du IIIe siècle au milieu du Ve siècle, s’étendant sans doute à une grande partie de la Gaule, des Alpes à la péninsule armoricaine, et même à l’actuelle Catalogne, ne trouvent pas d’explication commune à tous les historiens. S’agit-il, comme le pensent les tenants de l’historiographie marxiste, de rébellions répétées des plus pauvres écrasés par l’injustice, ou, comme le pensent d’autres, les Bagaudes furent-ils utilisés, du moins au Ve siècle, comme masse de manœuvre par les élites locales désireuses de se libérer du poids de l’autorité romaine et de prendre leur indépendance, ceci dans un contexte de tensions religieuses entre christianisme triomphant et paganisme aux abois, compliqué encore par ce phénomène aux contours incertains qu’on appelle « migrations bretonnes » ? Il est probable que la réalité historique allie tous ces éléments, dans des proportions que ni les documents anciens, vagues ou biaisés, et une archéologie muette sur ce point, ne permettent d’identifier.