L’instrumentalisation de l’étranger

Auteur : Laurence Moal / octobre 2022

La vision de l’étranger implique également de s’intéresser à l’imaginaire. Cette dimension transparaît surtout dans les textes qui, par nature, s’intéressent aux peuples et aux nations en rapport avec les Bretons dans l’histoire, c’est-à-dire les chroniques, un genre varié qui se développe sous les Montforts. Leur but est clairement de glorifier la Bretagne, les Bretons et la dynastie. Par exemple, dans sa dédicace, Pierre Le Baud déclare que ceux qui sont nés dans cette province tirent leur origine « du sang le plus pur et le plus noble de toutes les races dont ceste histoire fait mention ». Il prétend faire connaître sa grandeur « aux estrangers, par la multitude infinie des races illustres et nobles qu’on y voit fleurir depuis tant de siècles ».

Les chroniqueurs bretons ne sont pas des historiographes officiels, à l’instar des rédacteurs des Chroniques de France à la même époque, mais ils écrivent presque tous dans l’entourage immédiat des ducs. C’est d’ailleurs Anne de Bretagne qui encourage Pierre Le Baud et Alain Bouchart à écrire une histoire du duché. Leurs ouvrages apportent un témoignage précieux sur le nationalisme littéraire et culturel qui s’est forgé dans l’entourage de la dynastie des Montforts. La Bretagne est un enjeu au moment de la guerre de Cent Ans entre France et Angleterre. Elle l’est aussi à la fin du XVe siècle, l’annexion de la Bretagne à la France exacerbant paradoxalement le réflexe de la défense de l’identité bretonne. Les chroniques permettent aussi d’étudier les multiples aspects des représentations de l’étranger à travers la présentation des civilisations étrangères (Sarrasins, Mongols…) et des étrangers du passé (Romains, Gaulois…).

Dans la définition de l’étranger, ce qui compte, c’est tout d’abord l’extériorité, marquée par l’origine géographique ou le nom. C’est ensuite la différence : différence religieuse, étrangeté des mœurs, des coutumes, du caractère et de l’apparence. C’est enfin et surtout le danger qu’ils représentent pour les Bretons. En effet, les chroniqueurs tendent à hypertrophier le thème de l’invasion séculaire dont sont victimes leurs compatriotes, diabolisant à outrance les hordes de barbares païens et dénonçant avec autant de verve les prétentions françaises sur le duché. Ces clichés apportent aussi une série d’informations sur les motivations idéologiques des historiens. L’ennemi est bel et bien indispensable pour prendre conscience de son originalité et sa menace soude la communauté autour de son prince. Pas de nation sans ennemi ! L’étranger apparaît tout autant comme un prétexte que comme un repère, destiné à mettre en valeur la « glorieuse nation bretonne ».

Les historiens se donnent pour mission d’affirmer une différence qui peut être infime dans beaucoup de domaines. Ils doivent alors user d’imagination pour dénigrer les Français dont ils sont culturellement proches. Pour les chroniqueurs bretons, il est peut-être plus facile de se définir par rapport « à l’extérieur » que par rapport « à l’intérieur ». Alain Bouchart et Pierre Le Baud ont donc tout intérêt à défendre leur culture et le droit à la différence, au moment même où la perte d’indépendance risque d’en entraîner la fin.

 

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Auteur : Laurence Moal, « L’instrumentalisation de l’étranger », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 25/10/2022.

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Proposé par : Bretagne Culture Diversité