La pratique sociale du breton au début du XXe siècle

Deux enquêtes dans un contexte explosif en 1902
Auteur : Fañch Broudic / décembre 2022
La situation de la langue bretonne s’est radicalement transformée en Basse-Bretagne au cours du XXe siècle. Le monolinguisme de langue bretonne s’est progressivement résorbé vers le milieu du siècle, tant et si bien que tous les bretonnants sont aujourd’hui bilingues. Mais, jusqu’à la Guerre 14-18, la moitié de la population ignore le français. Deux enquêtes, menées dans le Finistère en 1902, montrent que l’usage du breton est alors très largement majoritaire en Basse-Bretagne.

L’interdiction de la prédication en langue bretonne en 1902

En avril 1902, les élections législatives se déroulent dans un contexte de tensions exacerbées entre l’Église catholique et l’État. Le 29 septembre, Émile Combes, le nouveau président du Conseil, réactive une circulaire interdisant la prédication en langue bretonne dans les églises de Basse-Bretagne et intimant au clergé d’enseigner le catéchisme en français aux enfants.

Émile Combes, président du Conseil de juin 1902 à janvier 1905. Sa circulaire visant à interdire la prédication et le catéchisme en breton vient en débat à la Chambre des députés le 16 janvier 1903. « On dirait véritablement, déclare-t-il, que là-bas [en Bretagne] on est Breton avant d’être Français. » Le gouvernement ne risquait pas d’être mis en minorité : les députés approuvent sa politique par 339 voix contre 185. Les maires du canton de Plabennec lui répondent qu’ils veulent « être Français et parler breton ». Crédit : Basnary, “Portrait d'Emile Combes,” Collections numérisées – Diocèse de Quimper et Léon, https://bibliotheque.diocese-quimper.fr/items/show/9437.

Il faut savoir que les desservants étaient alors rémunérés par l’État comme les fonctionnaires. En trois ans, 127 ecclésiastiques (dont 87 en Finistère, soit 14 % de ceux rémunérés par l’État dans ce département) seront effectivement suspendus de traitement pour « usage abusif du breton ».

Carte des suspensions de traitement d’ecclésiastiques dans les trois départements de Basse-Bretagne en 1902-1905. Le nombre de prêtres suspendus pour usage abusif du breton s’élève à 87 dans le Finistère, 30 dans les Côtes-du-Nord et 10 dans le Morbihan.  Conception originale : Louis Élard. Colorisation : Gwenola Derrien.

La décision provoque un tollé. Or, ni le chef du gouvernement, ni ses services, ni même l’Évêché de Quimper et Léon ne savent vraiment ce qu’il en est sur le terrain. L’évêque de Quimper, Mgr Dubillard, demande donc à ses curés et recteurs de le renseigner d’urgence sur la langue effectivement utilisée pour la prédication et pour le catéchisme. De son côté, Émile Combes presse le préfet du Finistère, Henri Collignon, de procéder à sa propre enquête. Aucune autre étude de cette ampleur, qualitative tout autant que quantitative et contradictoire de surcroît, n’a jamais été organisée sur l’usage des langues en Basse-Bretagne.

Le breton, langue des adultes, mais pas partout

Dans leurs réponses à l’enquête épiscopale, les membres du clergé dressent un état de la langue parlée au début du XXe siècle par les adultes auxquels s’adresse la prédication. Dans les communes rurales, les sermons sont exclusivement et toujours dispensés en breton et « jamais en français ». Pour le recteur de Plonéis et pour beaucoup d’autres, « il est impossible de se faire comprendre en chaire en dehors des sermons bretons ». La présence du breton n’est pas aussi massive en ville. À Saint-Pol-de-Léon comme à Audierne, la prédication est « mixte » aux messes dominicales : les instructions se font en français à l’une, en breton aux deux autres. Dans les « grandes » villes comme Quimper, Brest ou Concarneau, elles se font généralement en français.

Une double question se pose cependant. Les bretonnants ne savent-ils donc pas le français ? Et ceux qui le savent, ignorent-ils le breton ? Sur ces deux points, les recteurs se révèlent pragmatiques. Le premier paramètre déterminant à leurs yeux est celui de l’usage majoritaire de l’une ou l’autre langue. Quand, dans une paroisse rurale, ils estiment que « tout l’auditoire » comprend le breton à quelques individualités près, ils prêchent en cette langue. « Pensez-vous que les prêtres veuillent parler un langage incompris de leurs auditeurs ? », demande le desservant de Trédarzec, dans le Trégor.

La catégorie sociale des fidèles joue également. À Quimper et Brest, les premières messes très matinales que fréquentent les journaliers et domestiques venus de la campagne sont à prédication bretonne. À Saint-Pierre-Quilbignon, près de Brest, c’est à la demande d’ouvriers de l’arsenal qu’ont été maintenus les prêches en breton. L’introduction du français est par ailleurs liée au développement du tourisme ou au travail saisonnier. Le recteur de Plougasnou s’exprime en français « en été quand il y a des baigneurs », et celui de Penmarc’h pendant la pêche de la sardine et pendant les vacances.

Cartes des langues de la prédication et du catéchisme dans le Finistère.Les deux cartes donnent à entrevoir une évolution déjà amorcée des usages de langues. Un tiers des paroisses ont fait pour le catéchisme un choix linguistique différent de celui qu’elles ont fait pour la prédication. Celles dans lesquelles le catéchisme est dispensé en français à quelques enfants au moins sont trois fois plus nombreuses que celles concernées par l’usage au moins épisodique du français pour la prédication.Conception originale : Louis Élard. Colorisation : Gwenola Derrien, Fañch Broudic. Charte graphique BCD : Mikaël Le Bihannic

Le témoignage des instituteurs publics

Émile Combes est perplexe quand le préfet du Finistère lui apprend que le breton est en 1902 la seule langue connue des hommes de plus de 40 ans et il lui demande des précisions sur les 123 communes considérées comme « réfractaires » à l’emploi du français à l’église. Les renseignements que recueillent les gendarmes, quand ils se rendent à pied ou à cheval dans telle ou telle localité, sont succincts. Comme ils sont assez mal reçus par les habitants et « produisent [une] grosse émotion », le sous-préfet de Morlaix décide de faire appel aux instituteurs.

Leurs témoignages sont contradictoires. Tout en soulignant que c’est une question de génération, plusieurs admettent que « la plus grande majorité de la population comprend mieux le breton que le français », et d’autres que « les habitants de la commune peuvent parler ou entendent le français », ce qui ne veut assurément pas dire qu’ils ne parlent pas le breton. L’un rapporte que « les enfants au sortir des écoles, les soldats à leur retour du régiment parlent uniquement breton et oublient bien vite le peu [de français] qu’ils avaient pu apprendre ». Un autre fait remarquer qu’il « est [aussi] des personnes ici qui ne comprennent pas un mot de breton ».

Le paysage linguistique mouvant de la Basse-Bretagne en 1902

Si l’on transpose à l’ensemble de la zone bretonnante les observations fournies par les recteurs comme celles recueillies par les autorités civiles dans le Finistère au début du XXe siècle, le paysage linguistique de la Basse-Bretagne peut être décrit sur la base des proportions suivantes, sachant que les catégories ne sont pas cumulatives :

- la moitié de la population est monolingue de langue bretonne. C’est le signe que des transformations sont à l’œuvre par rapport au XIXe siècle, et ce n’est pas le seul : le pourcentage d’enfants d’ores et déjà catéchisés en français l’est aussi.

- les trois quarts savent le breton et ne s’expriment usuellement qu’en cette langue.

- un quart serait bilingue.

- la moitié de la population est à même de comprendre le français.

- un quart est à même de s’exprimer en français, exclusivement pour certains qui ne connaissent pas le breton, occasionnellement pour les autres.

Essai de caractérisation des usages de langues au sein de la population de la Basse-Bretagne au début du XXe siècle (1902-1905). Les catégories ne sont pas cumulatives.. Conception : Fañch Broudic.

Les usages varient par ailleurs selon la démographie et la géographie. Les générations les plus jeunes connaissent mieux le français que les plus âgées. La pratique du breton se révèle massive et généralisée dans les zones rurales : l’administration elle-même le reconnaît. À l’inverse, le français prédomine en ville, même si nombre de citadins parlent le breton. La langue nationale a elle-même fait une percée en zone rurale, et c’est l’un des points qui donnent le plus lieu à controverse.

CITER CET ARTICLE

Auteur : Fañch Broudic, « La pratique sociale du breton au début du XXe siècle », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 1/12/2022.

Permalien: https://bcd.bzh/becedia/fr/la-pratique-sociale-du-breton-au-debut-du-xxe-siecle

BIBLIOGRAPHIE

  • Broudic Fañch, La pratique du breton de l’Ancien Régime à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995.
  • Broudic Fañch, L’interdiction du breton en 1902. La IIIe République contre les langues régionales, Spézet, Coop Breizh, 1997.
  • Broudic Fañch, Combes a-eneb ar brezoneg, Brest, Brud Nevez, 1998.
  • Ford Caroline, Galliou Patrick (trad.), De la province à la nation. Religion et identité politique en Bretagne, Presses universitaires de Rennes, 2018.
  • Le Gallo Yves, « La Bretagne bretonnante. Le combisme anti-bretonnant. », dans Balcou Jean, et Le Gallo Yves (dir.), Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, tome II, Paris-Genève, Champion, 1987.

Proposé par : Bretagne Culture Diversité