L’interdiction de la prédication en langue bretonne en 1902
En avril 1902, les élections législatives se déroulent dans un contexte de tensions exacerbées entre l’Église catholique et l’État. Le 29 septembre, Émile Combes, le nouveau président du Conseil, réactive une circulaire interdisant la prédication en langue bretonne dans les églises de Basse-Bretagne et intimant au clergé d’enseigner le catéchisme en français aux enfants.
Il faut savoir que les desservants étaient alors rémunérés par l’État comme les fonctionnaires. En trois ans, 127 ecclésiastiques (dont 87 en Finistère, soit 14 % de ceux rémunérés par l’État dans ce département) seront effectivement suspendus de traitement pour « usage abusif du breton ».
La décision provoque un tollé. Or, ni le chef du gouvernement, ni ses services, ni même l’Évêché de Quimper et Léon ne savent vraiment ce qu’il en est sur le terrain. L’évêque de Quimper, Mgr Dubillard, demande donc à ses curés et recteurs de le renseigner d’urgence sur la langue effectivement utilisée pour la prédication et pour le catéchisme. De son côté, Émile Combes presse le préfet du Finistère, Henri Collignon, de procéder à sa propre enquête. Aucune autre étude de cette ampleur, qualitative tout autant que quantitative et contradictoire de surcroît, n’a jamais été organisée sur l’usage des langues en Basse-Bretagne.
Le breton, langue des adultes, mais pas partout
Dans leurs réponses à l’enquête épiscopale, les membres du clergé dressent un état de la langue parlée au début du XXe siècle par les adultes auxquels s’adresse la prédication. Dans les communes rurales, les sermons sont exclusivement et toujours dispensés en breton et « jamais en français ». Pour le recteur de Plonéis et pour beaucoup d’autres, « il est impossible de se faire comprendre en chaire en dehors des sermons bretons ». La présence du breton n’est pas aussi massive en ville. À Saint-Pol-de-Léon comme à Audierne, la prédication est « mixte » aux messes dominicales : les instructions se font en français à l’une, en breton aux deux autres. Dans les « grandes » villes comme Quimper, Brest ou Concarneau, elles se font généralement en français.
Une double question se pose cependant. Les bretonnants ne savent-ils donc pas le français ? Et ceux qui le savent, ignorent-ils le breton ? Sur ces deux points, les recteurs se révèlent pragmatiques. Le premier paramètre déterminant à leurs yeux est celui de l’usage majoritaire de l’une ou l’autre langue. Quand, dans une paroisse rurale, ils estiment que « tout l’auditoire » comprend le breton à quelques individualités près, ils prêchent en cette langue. « Pensez-vous que les prêtres veuillent parler un langage incompris de leurs auditeurs ? », demande le desservant de Trédarzec, dans le Trégor.
La catégorie sociale des fidèles joue également. À Quimper et Brest, les premières messes très matinales que fréquentent les journaliers et domestiques venus de la campagne sont à prédication bretonne. À Saint-Pierre-Quilbignon, près de Brest, c’est à la demande d’ouvriers de l’arsenal qu’ont été maintenus les prêches en breton. L’introduction du français est par ailleurs liée au développement du tourisme ou au travail saisonnier. Le recteur de Plougasnou s’exprime en français « en été quand il y a des baigneurs », et celui de Penmarc’h pendant la pêche de la sardine et pendant les vacances.
Le témoignage des instituteurs publics
Émile Combes est perplexe quand le préfet du Finistère lui apprend que le breton est en 1902 la seule langue connue des hommes de plus de 40 ans et il lui demande des précisions sur les 123 communes considérées comme « réfractaires » à l’emploi du français à l’église. Les renseignements que recueillent les gendarmes, quand ils se rendent à pied ou à cheval dans telle ou telle localité, sont succincts. Comme ils sont assez mal reçus par les habitants et « produisent [une] grosse émotion », le sous-préfet de Morlaix décide de faire appel aux instituteurs.
Leurs témoignages sont contradictoires. Tout en soulignant que c’est une question de génération, plusieurs admettent que « la plus grande majorité de la population comprend mieux le breton que le français », et d’autres que « les habitants de la commune peuvent parler ou entendent le français », ce qui ne veut assurément pas dire qu’ils ne parlent pas le breton. L’un rapporte que « les enfants au sortir des écoles, les soldats à leur retour du régiment parlent uniquement breton et oublient bien vite le peu [de français] qu’ils avaient pu apprendre ». Un autre fait remarquer qu’il « est [aussi] des personnes ici qui ne comprennent pas un mot de breton ».
Le paysage linguistique mouvant de la Basse-Bretagne en 1902
Si l’on transpose à l’ensemble de la zone bretonnante les observations fournies par les recteurs comme celles recueillies par les autorités civiles dans le Finistère au début du XXe siècle, le paysage linguistique de la Basse-Bretagne peut être décrit sur la base des proportions suivantes, sachant que les catégories ne sont pas cumulatives :
- la moitié de la population est monolingue de langue bretonne. C’est le signe que des transformations sont à l’œuvre par rapport au XIXe siècle, et ce n’est pas le seul : le pourcentage d’enfants d’ores et déjà catéchisés en français l’est aussi.
- les trois quarts savent le breton et ne s’expriment usuellement qu’en cette langue.
- un quart serait bilingue.
- la moitié de la population est à même de comprendre le français.
- un quart est à même de s’exprimer en français, exclusivement pour certains qui ne connaissent pas le breton, occasionnellement pour les autres.
Les usages varient par ailleurs selon la démographie et la géographie. Les générations les plus jeunes connaissent mieux le français que les plus âgées. La pratique du breton se révèle massive et généralisée dans les zones rurales : l’administration elle-même le reconnaît. À l’inverse, le français prédomine en ville, même si nombre de citadins parlent le breton. La langue nationale a elle-même fait une percée en zone rurale, et c’est l’un des points qui donnent le plus lieu à controverse.