Les gwerzioù

Auteur : Ifig Troadec / novembre 2016
Terme quasiment tombé en désuétude chez les locuteurs bretons d’après-guerre, le mot « gwerz » et son pluriel « gwerzioù » réapparaissent dans le vocabulaire, tant en français qu’en breton, à partir des années 1970, marquées par la formidable audience acquise à cette époque par la musique bretonne. L’emploi de ces termes se charge alors d’une symbolique forte, la gwerz étant censée représenter la quintessence du chant en langue bretonne. Le terme se banalise au fil des ans au point d’apparaître aujourd’hui dans la bouche des Bretons et des chanteurs eux-mêmes pour désigner n’importe quel type de chant.

Qu’est-ce qu’une gwerz ?

Le terme gwerz désigne en fait une forme de chant particulière au répertoire en langue bretonne : une gwerz est un récit chanté, une forme de complainte, de ballade, de mélopée... Eva Guillorel en donne cette définition dans son ouvrage La complainte et la plainte : « [...] il s’agit de pièces longues qui décrivent des faits divers tragiques à caractère local, qui montrent un important souci du détail dans les situations décrites et qui rapportent généralement avec une grande fiabilité le souvenir de noms précis de lieux et de personnes [...] ».

 

Pour François-Marie Luzel, grand collecteur breton de la seconde moitié du XIXe siècle, les gwerzioù représentent les chants épiques quand les sonioù caractérisent la poésie lyrique (chants d’amour, chansons satiriques ou comiques, berceuses, chants de noce, etc.). Il parlait des gwerzioù dans ces termes : « [...] chants sombres, fantastiques, tragiques, racontant des apparitions surnaturelles, des infanticides, des duels à mort, des trahisons, des enlèvements et des violences de toute sort : mœurs féodales et à demi barbares qui rappellent les onzième, douzième et treizième siècles, et qui se sont continuées en Bretagne jusqu’au dix-huitième siècle ».

François-Marie Luzel, né à Plouaret en 1821, est un des folkloristes les plus importants de la seconde moitié du XIXe siècle. Il parcourt les campagnes trégorroises pour recueillir chansons, gwerzioù, sonioù, contes, légendes... qu'il publiera dans de nombreux recueils et revues jusqu'à sa mort en 1895. Source : Wikimedia

 

Gwerzioù et histoire

Dès le début du XIXe siècle, les gwerzioù suscitent l’intérêt des collecteurs et des sociétés savantes. Théodore Hersart de La Villemarqué leur donne une place de choix dans son Barzaz-Breiz, dont la première édition paraît en 1839. Il y présente ces chants en tentant de les raccrocher aux faits historiques ayant présidé à leur naissance. Même si nombre de ses analyses apparaissent fantaisistes et déclenchent une polémique dès la seconde moitié du XIXe siècle, cet ouvrage connaît un énorme retentissement en France et en Europe.

Depuis, plusieurs chercheurs se sont attachés à croiser leurs collectes et recherches sur le terrain avec les archives écrites, notamment criminelles, ainsi qu’avec les traditions chantées d’autres aires culturelles. Parmi les nombreuses études consacrées à la datation événementielle de certaines gwerzioù, on peut citer les travaux remarquables de Donatien Laurent, chercheur au CNRS, et notamment ses enquêtes sur la gwerz de Loeiz ar Ravalleg, ou sur la gwerz de Skolvan.

L’aveugle Yann ar Soniou, le célèbre chanteur de complaintes bretonnes. Coll. Cartolis.

Fonction sociale des gwerzioù

Dans la société rurale traditionnelle de Bretagne, où l’oralité tient une place centrale, voire unique, on attribue à la gwerz de véhiculer un discours véridique, une histoire vraie. Ce sentiment est largement partagé par les chanteurs et leur auditoire, et le récit chanté de la gwerz se prolonge parfois par un ensemble de traditions orales, de commentaires en prose et de précisions relatives aux lieux, aux faits et aux personnes impliquées.

Les chanteurs de gwerzioù, hier et aujourd’hui

Photo de la statue de Marc'harit Fulup à Pluzunet. Marc'harit Fulup (1837-1909), chanteuse et conteuse traditionnelle de Pluzunet (22) que rencontrèrent tous les folkloristes de la fin du XIXe siècle (François-Marie Luzel, Anatole Le Braz, Maurice Duhamel, François Vallée...) possédait un répertoire impressionnant de contes, gwerzioù, chansons d'amour, traditions de toutes sortes. Elle a aujourd'hui sa statue sur la place du bourg de Pluzunet.
Le répertoire des gwerzioù a été porté par de nombreux chanteurs d’exception aux premiers rangs desquels on trouve la chanteuse trégorroise Marc’harit Fulup, de Pluzunet (22), qui ne livra pas moins de 40 gwerzioù sur les 200 chants que recueillit auprès d’elle le collecteur François-Marie Luzel entre 1865 et 1895. François Vallée enregistra sa voix sur rouleaux de cire à Guingamp en 1900. Ces premiers documents sonores de chants en langue bretonne figurent aujourd’hui parmi les archives sonores conservées par Dastum.

 

Plus près de nous, les enregistrements réalisés en 1959 par Claudine Mazéas auprès de Marie-Josèphe Bertrand, sabotière de Canihuel (22), révélèrent l’extraordinaire richesse d’un répertoire de gwerzioù porté par le talent exceptionnel de cette grande chanteuse disparue en 1970. Les sœurs Goadec figurent également parmi les interprètes majeurs de gwerzioù. Leur accession au vedettariat dans le sillage de Stivell au début des années 1970 contribua à populariser ces chants sur les ondes et les scènes des premiers festivals.

Ces personnalités ne doivent pas nous faire oublier la quantité de chanteurs anonymes porteurs d’un répertoire de gwerzioù. Il est en effet remarquable de constater comment ces chants remontant pour certains à quatre ou cinq siècles, voire davantage, ont pu se transmettre de génération en génération, sans, parfois, subir aucune altération. Les collectes contemporaines consultables sur le site des archives sonores de Dastum contiennent à cet égard de très nombreux exemples collectés sur l’ensemble de la Basse-Bretagne.

 

CITER CET ARTICLE

Auteur : Ifig Troadec, « Les gwerzioù », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 18/11/2016.

Permalien: https://bcd.bzh/becedia/fr/les-gwerziou

Bibliographie, discographie

 

  • GUILLOREL É., La complainte et la plainte. Chanson, justice, cultures en Bretagne (XVIe-XVIIIe siècles), PUR / CRBC / Dastum, 2010.
  • DONATIEN L., La gwerz de Louis Le Ravallec, ATP, t. 15/1, 1967.
  • DONATIEN L., Aux sources du Barzaz Breiz. La mémoire d’un peuple, ArMen, 1989.
  • Les sources du Barzaz Breiz aujourd’hui, CD-livret de la collection « Tradition vivante de Bretagne », Chasse Marée / ArMen / Dastum, 1989.
  • Gwerzioù ha sonioù Bro Dreger, CD-livret de la collection « Tradition vivante de Bretagne », Dastum, 1995.
  • Marie-Josèphe Bertrand, chanteuse du Centre-Bretagne, CD-livret de la collection « Grands interprètes de Bretagne », Dastum, 2008.
  • Les soeurs Goadec, chanteuses du Centre-Bretagne, CD-livret de la collection « Grands interprètes de Bretagne », Dastum, 2012.
  • Archives sonores de Dastum

Proposé par : Bretagne Culture Diversité