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Les statistiques ne pleurent pas

Le bilan humain de la Grande Guerre est effroyable. La France déplore 1 300 000 morts entre 1914 et 1918. Ce chiffre est tellement important qu’il est insaisissable, presqu’abstrait, incompréhensible. Sur le territoire de Montfort communauté, 567 noms sont inscrits sur les monuments aux morts. Impressionnant, ce chiffre ne dit pourtant pas grand-chose du poids du deuil.

Pour chaque poilu tombé au combat, ce sont des parents, des frères et sœurs mais aussi des amis et des collègues de travail qui sont plongés dans le chagrin. Les soldats morts sont bien souvent jeunes et, ainsi, les parents sont amenés à pleurer leurs enfants, ce qui est contre-nature et inverse l’ordre traditionnel de succession des générations. On comprend dès lors que nombreuses soient les familles à vouloir rapatrier les dépouilles de ces fils et de ces maris tombés dans les tranchées pour les ré-inhumer au village. Mais ces cérémonies, de la même manière que les citations et décorations attribuées à titre posthume tout au long des années 1920, ravivent assurément les blessures. Ce faisant, elles disent l’horreur de cet interminable deuil qu’est aussi l’entrée en paix.

 

Un effroyable bilan humain

Le bilan humain de la Première Guerre mondiale est tel qu’un siècle après il n’est toujours pas connu avec certitude. Les chiffres donnent néanmoins le vertige. Toutes nations confondues, c’est plus de 73 millions de mobilisés, 9,4 millions de morts et disparus, 7 millions de prisonniers, 21 millions de blessés.

Plaque commémorative. Collection particulière.

Plaque commémorative. Collection particulière.
 

Le pays de Montfort n’échappe pas à l’hécatombe. Bédée inscrit 108 noms sur le monument aux morts ; Iffendic : 156 ; Montfort : 85 ; Talensac : 70 ; Pleumeleuc : 62 ; Breteil : 56 ; St Gonlay : 22 ; La Nouaye : 8. Ces statistiques s’intègrent dans une sorte de normalité bretonne puisque la péninsule armoricaine compte parmi les régions les plus touchées par la Grande Guerre.

Mais cela ne dit au final rien du nombre de personnes affligées par la mort. Cette réalité, c’est celle de « cercles de deuil ». En moyenne, un mort pour la France plonge dans le chagrin ses deux parents, ses deux frères et sœurs ainsi que 15 proches parmi les voisins, les amis et les collègues de travail.

Dès lors, en partant du nombre de morts inscrits sur les différents monuments de l’actuel territoire de Montfort communauté qui est de 567, on arrive au chiffre de 13 044 individus plongés d’une manière ou d’une autre dans un cercle de deuil. Il s’agit là d’un résultat considérable puisqu’avant la Grande Guerre, on ne recense que 12 716 habitants sur ce même territoire.

Monument aux morts de Bédée. Cliché: Montfort Communauté.

Monument aux morts de Bédée. Cliché: Montfort Communauté.

Le retour des morts

Entrer en paix, c’est avant tout pleurer ses morts. Pour faire leur deuil, de nombreuses familles font revenir les dépouilles des défunts tombés au front afin qu’elles soient ré-inhumées dans leurs villages d’origine.

C’est ainsi qu’un convoi s’arrête le 30 janvier 1922 en gare de Rennes avec à son bord le corps de 99 poilus destinés à être enterrés en Ille-et-Vilaine : parmi eux Albert Beaugé qui repose à Iffendic et François Laisné qui est déposé au cimetière de Montfort.

Article publié par L'Ouest-Eclair le 20 novembre 1918. Gallica / Bibliothèque nationale de France.

Article publié par L'Ouest-Eclair le 20 novembre 1918. Gallica / Bibliothèque nationale de France.

 

Né le 21 mai 1883 à Iffendic, Albert Beaugé est commerçant. Après avoir effectué son service militaire au 41e RI de Rennes entre septembre 1904 et juillet 1907, il effectue deux périodes de réserve avec cette unité en septembre 1910 et en juin 1912. Il est rappelé sous les drapeaux et arrive au dépôt du 41e RI le 13 août 1914. Il part au front un mois plus tard, le 13 octobre 1914. Blessé lors de l’offensive d’Artois en mai 1915, il décède quelques jours plus tard à Doullens où il est inhumé avant, donc, que sa dépouille ne soit transférée à Iffendic à la demande de sa famille. Albert Baugé est l’objet d’une citation à l’ordre du régiment décernée à titre posthume le 15 novembre 1920, distinction portant attribution de la croix de guerre avec étoile de bronze : « Très bon soldat. Mort pour la France le 13 mai 1915 des suites de blessures reçues glorieusement à son poste de combat ».

François Laisné réside à Montfort où il exerce la profession de cultivateur. Il effectue son service militaire de novembre 1901 à septembre 1903, d’abord au 71e RI de Saint-Brieuc puis au 136e de Saint-Lô. Pendant ces trois ans sous les drapeaux, il sort du rang pour conquérir les galons de sergent. C’est avec ce grade qu’il effectue deux périodes de réserve au 41e RI de Rennes, d’abord en juin 1908 puis l’année suivante en mai 1909. Mobilisé avec cette unité dès le 3 août 1914, il part néanmoins au front le 13 octobre 1914, c’est-à-dire en même temps qu’Albert Beaugé. Les deux hommes meurent d’ailleurs lors de la même dramatique offensive d’Artois, au cours du printemps 1915. C’est en effet le 27 juin 1915 que François Laisné est « tué à l’ennemi ». Avant d’être transférée à Montfort, sa dépouille est inhumée au nord d’Arras, au cimetière de l’église de Sainte-Catherine. Lui aussi fait l’objet d’une citation à l’ordre du régiment attribuée à titre posthume, le 10 août 1920, et portant attribution de la Croix de guerre avec étoile de bronze.

Rapatriées en Ille-et-Vilaine le 30 janvier 1922, ces 2 dépouilles disent bien l’interminable deuil de la Grande Guerre. Pour ces 2 veuves, il n’est sans doute pas absurde de parler de guerre 1914-1922, tant le retour du corps de l’être aimé marque, assurément, un tournant symbolique.

 

Décoré à titre posthume…

A la question du retour des corps s’ajoute celle des décorations à titre posthume attribuées bien longtemps après la mort au champ d’honneur.

Certificat de délivrance d'une Croix de guerre avec palme. Collection particulière.

Certificat de délivrance d'une Croix de guerre avec palme. Collection particulière.
 

Mobilisé au 2e régiment d’infanterie de Granville, Louis Chénédé est « tué à l’ennemi » le 17 décembre 1914, aux environs d’Arras. Forest Constant tombe encore plus tôt, dans le même secteur, le 6 octobre 1914. Tous deux originaires d’Iffendic, ils reçoivent la Croix de guerre en mai 1924 ce qui, bien entendu, honore les familles mais ravive également les blessures.

Croix de guerre avec étoile de bronze. Collection particulière.

Croix de guerre avec étoile de bronze. Collection particulière.

 

La mort a un prix

Au poids du deuil s’ajoute, un poids financier. Si l’Etat prend à sa charge l’entretien des sépultures situées dans les immenses nécropoles nationales, les instructions du ministère des Pensions sont très claires : « l’indemnité annuelle de 5 francs par tombe (…) ne peut être attribuée à l’entretien des sépultures de militaires ramenés du front à la demande de leur famille, celle-ci devant pourvoir à cet entretien ».

Le cimetière de Montfort-sur-Meu est doté au début des années 1930 d’un carré militaire pour regrouper en un seul et même lieu les sépultures des militaires morts pour la France dans la commune. Entretenues par une association reconnue d’utilité publique, le Souvenir français, et bénéficiant de subsides de l’Etat, ces tombes rappellent que la mort a un prix, y compris sur le plan financier.

Carte postale. Archives municipales de Montfort-sur-Meu.

Carte postale. Archives municipales de Montfort-sur-Meu.

 

Exorciser la mémoire : ériger des monuments aux morts

Face à un tel chagrin collectif, la spiritualité est d’un grand recours pour beaucoup de familles. Les nombreux services donnés par l’Eglise en souvenir des poilus morts pour la France donnent une bonne idée du poids du deuil qui frappe la société française.

Mais symboliquement, c’est l’érection des monuments aux morts qui clôt la parenthèse du « temps de guerre » et symbolise le deuil. Leur emplacement, d’abord, dit la centralité de ce souvenir. Qu’il soit installé devant la mairie, devant l’église ou dans le cimetière, c’est un édifice d’autant plus incontournable dans la commune qu’il coûte parfois fort cher : 11 700 francs à Bédée, 12 000 à Breteil, sommes considérables lorsqu’on les rapporte aux budgets de ces villages. Les deux communes font d’ailleurs à cette occasion appel au même sculpteur : Emmanuel Guérin, formé à l’Ecole des Beaux-Arts de Rennes mais aussi à Rome.

L’inauguration du monument aux morts de Pleumeleuc. Archives municipales de Pleumeleuc.

L’inauguration du monument aux morts de Pleumeleuc. Archives municipales de Pleumeleuc.

 

A Iffendic, l’œuvre réalisée par Jean Galle paraît résumer à elle seule l’ambiguïté du souvenir. Les « poings crispés » de la sculpture de poilu disent la colère, le refus ferme et définitif de la guerre – Plus jamais cela ! affirment les anciens combattants.

L’inauguration du monument aux morts constitue un événement d’importance, relaté dans les grandes largeurs par la presse locale. A Talensac, c’est le 19 juillet 1923 qu’est inauguré le monument aux morts, devant une « foule considérable ». Le 15 décembre 1920 à Bédée, le 9 octobre 1921 à Iffendic, le 17 septembre 1922 à Pleumeleuc, le 30 septembre 1923 à Breteil, le 4 novembre 1923 à Montfort.

Affiche pour l'inauguration du monument aux morts de Montfort-sur-Meu. Archives municipales de Montfort-sur-Meu.

A Iffendic, le monument aux morts est inauguré en grandes pompes le 9 octobre 1921 et l’on a fait venir pour l’occasion l’abbé Berthelot pour donner la messe. Enfant de la commune et vicaire de Saint-Martin de Vitré, il est un ancien aumônier de la 19e division d’infanterie et développe dans son sermon « une émouvante comparaison du Christ et du Poilu qui impressionna vivement la nombreuse assistance », à en croire L'Ouest-Eclair.

Il n’est pas anodin de constater que le docteur Louis Leroy, maire de Bédée, cesse l’écriture de ses « notes de guerre » dans les semaines qui suivent l’inauguration du monument aux morts, comme si le deuil était fait.