Ces Espagnols sont surtout des marchands castillans. Ils sont présents dans toutes les grandes places commerciales européennes, notamment à Bruges. En Bretagne, ils sont installés uniquement à Nantes, l’une des principales villes du duché. C’est en effet le siège du pouvoir ducal sous le duc François II (1458-1488), et surtout la plaque tournante du commerce de la laine espagnole, dès 1430. Cette correspondance entre des Espagnols résidant à Nantes et d’autres établis en Angleterre ou en Flandre montre la forte intégration du duché breton dans le commerce international. Ces marchands castillans sont impliqués dans le commerce maritime atlantique, celui du vin et de la laine en particulier. Leur présence se maintient après l’intégration à la France en 1491 et tout au long du XVIe siècle. Leurs affaires prospèrent et leur richesse leur permet de se lier à l’élite nantaise. En même temps, pour continuer de profiter de leur monopole commercial, il leur faut rester étrangers.
La communauté la plus favorisée de Bretagne
Les Castillans de Nantes sont surtout originaires de Burgos, une ville du nord de l’Espagne, éloignée du littoral. Ils doivent pourtant maîtriser les courants commerciaux qui privilégient la voie maritime, afin d’éviter la fluctuation des marchés internationaux. À l’image de leurs compatriotes établis dans les autres ports atlantiques, ils cherchent à obtenir des privilèges pour protéger leur monopole commercial.
Cette présence des Castillans dans différentes places commerciales en Europe découle de la volonté des marchands eux-mêmes, mais aussi de la signature de traités. Des négociations diplomatiques se font par ailleurs, dans le cadre d’accords entre États, et non entre villes. Au XVe siècle, la Bretagne fait figure d’État princier indépendant et le duc de Bretagne signe des alliances indépendamment du roi de France. Ainsi, le premier texte important qui définit le cadre juridique des relations commerciales entre le duché et la Castille est signé le 20 avril 1430. Ce traité est signé pour 9 ans, il prévoit une alliance entre le duc de Bretagne, Jean V et le roi de Castille Jean II, puis définit le cadre juridique des relations commerciales entre les deux pays : il stipule que les Espagnols doivent être bien traités dans le duché ; il est aussi prévu que les Bretons bénéficient des mêmes privilèges en Espagne. L’accord de 1430 est renouvelé dès 1435, puis à plusieurs reprises dans la deuxième moitié du XVe siècle. Le cadre est suffisamment sécurisant pour s’installer à Nantes : la colonie espagnole s’étoffe.
Nantes, une position d’interface commerciale exceptionnelle
L’étape de la laine espagnole
L’intensification de la production de la laine en Espagne permet aux Castillans de monopoliser les affrètements et de déléguer des représentants sur les marchés extérieurs. Ils sont ainsi au cœur d’un trafic qui relie la Bretagne à la France et à l’Angleterre, amenant à Nantes 5 à 6 000 balles de laine chaque année. La laine est échangée contre d’autres produits. D’Espagne arrivent aussi du fer, de l’acier, de la cire, du cuir, ou des figues achetées par des marchands d’Anjou, du Poitou, ou du Maine. Ceux-ci leur vendent des draps. Les Espagnols achètent aussi des toiles, draps et canevas aux marchands de Basse-Bretagne et d’Angleterre. Nantes occupe finalement une position d’interface, entre l’Espagne et l’Angleterre d’un côté, et l’arrière-pays breton, normand et poitevin de l’autre.
Ce commerce génère de hauts revenus puisque les vendeurs comme les acheteurs extérieurs à la ville paient le devoir du « denier pour livre ».
Des privilèges qui n’excluent pas les tensions
Toutefois, les Espagnols de Nantes traversent des périodes difficiles à deux reprises :
- En 1466, ils sont victimes de représailles en raison d’actes de piraterie commis par des Espagnols non-résidents à Nantes. Leurs biens sont saisis avant d’être restituées à la fin de l’année.
- Pendant la guerre d’indépendance entre la Bretagne et la France, entre 1487 et 1491, la bourse d’Espagne, une sorte de consulat auquel sont soumis tous les différends entre les Bretons et les Castillans, est transférée à La Rochelle et une partie des négociants semblent déserter la place. Mais le 29 décembre 1493, Charles VIII rend aux marchands espagnols de Nantes leurs privilèges antérieurs, parmi lesquels le rétablissement de la bourse.
Toutefois l’intégration des Castillans à la communauté nantaise n’est pas seulement le fait de tactiques commerciales. Elle est aussi le résultat d’une véritable stratégie d’intégration à long terme.
Les stratégies d’intégration : les réseaux familiaux
Des lignées se mettent en place entre la fin du XVe et la première moitié du XVIe siècle : Mirande, Astoudille, D’Espinoze, Compludo, Darande, La Presse, avec l’apparition de nouveaux noms : Marques, Vildiago, Santo Domingo, Ruys. Dès la première génération, les migrants se montrent soucieux de mettre en place des stratégies familiales, par des mariages ou des parrainages. Les Espagnols utilisent en effet délibérément l’union matrimoniale pour s’élever dans l’échelle sociale et s’intégrer. Ils épousent le plus souvent des bourgeoises de bonne famille et marient leurs enfants avec des Nantais et des Nantaises, ce qui leur permet de créer un réseau de relations. Ceux qui prennent leur épouse dans leur communauté d’origine sont minoritaires. On assiste également au XVe siècle à de véritables cumuls de parrainages et de commérages, qui permettent parfois de créer ou de renforcer les solidarités avec les familles aristocratiques et bourgeoises, ou bien de conforter une alliance déjà établie par le mariage. Entre 1467 et 1520, 174 actes de baptême mentionnent des Espagnols ou leurs épouses, dans trois quarts des actes, comme parrains et marraines, dans un quart comme parents de leurs enfants, qui ont à leur tour des parrains ou marraines nantais ou espagnols.
L’engagement des Castillans dans la cité
Contrairement à la colonie castillane de Bruges, celle de Nantes ne dispose pas d’un véritable quartier, mais ils acquièrent des biens immobiliers et fonciers dans plusieurs quartiers. Ils s’implantent surtout à La Fosse, le quartier portuaire fortement marqué par leurs activités négociantes.
Les Castillans ont également des résidences dans les quartiers de Saint-Nicolas et à Sainte-Croix. Enfin, leur niveau de fortune permet à certains membres d’acheter une ou plusieurs seigneuries dans le comté nantais. Ainsi Martin Darande senior est seigneur du Carteron, son fils se dit seigneur du Bouffay, deux seigneuries proches de Nantes. Quelques-uns, en revanche, accèdent à la noblesse soit par lettres de noblesse soit par l’acquisition de terres nobles.
La participation à des offices, à des postes à responsabilité dans l’administration municipale facilite à la fois l’ascension sociale et l’implantation dans la cité. Les Espagnols concourent à la vie urbaine comme procureurs de la paroisse de Saint-Nicolas, comme maîtres de la Monnaie de Nantes, comme membres du conseil des bourgeois. À partir de 1564, certains sont maires, comme Bonaventure de Compludo, élu en 1582. Quelques-uns enfin entrent dans l’administration bretonne, tant à la chancellerie qu’à la chambre des comptes.
Les fondations pieuses des Castillans
L’appropriation d’une partie de l’espace urbain s’applique aussi au domaine religieux. Dans le couvent des Cordeliers, les Espagnols obtiennent leur propre chapelle, dédiée à Notre-Dame d’Espagne. Ils obtiennent aussi la permission d’avoir un confesseur particulier pouvant confesser en espagnol. C’est dans cette chapelle que se trouvait la Contractación, une association commerciale et religieuse formée entre les négociants nantais et espagnols, confirmée par Charles VIII. Au sud de cette chapelle d’Espagne ont été construites d’autres chapelles espagnoles.
Cette épitaphe se trouvait à l’origine dans l’église du couvent des cordeliers, plus précisément dans une chapelle dédiée à Notre-Dame-d’Espagne. Elle ne donne aucune information sur l’activité des défunts, mais témoigne d’une certaine nostalgie du pays natal. Le fait d’avoir sa propre chapelle peut être vu comme un signe d’autonomie, un moyen de s’isoler, de se retrouver entre membres d’une même communauté. Tout en traduisant l’appartenance à la communauté castillane et à la bourgeoisie de Burgos, cette épitaphe montre qu’à cette date, les Espagnols forment à Nantes une communauté suffisamment organisée pour posséder une chapelle. Écrite en français, elle peut apparaître comme un symbole ostentatoire de l’intégration à la communauté nantaise.
L’union de la Bretagne à la France ne met pas fin à la présence castillane à Nantes. En effet, le 29 décembre 1493, Charles VIII rend aux marchands espagnols de Nantes leurs privilèges antérieurs, parmi lesquels le rétablissement de la « bourse d’Espaigne ». Ces liens très forts entre communautés castillane et nantaise sont gérés dans la seconde moitié du XVIe siècle par la Contractación, constituée sur le modèle des corps de métiers médiévaux, associant étroitement les intérêts économiques et religieux.