Où sont les femmes ?
Avant les révolutions industrielles du XIXe siècle, contrairement au travail des femmes issues de la bourgeoisie, celui des femmes du peuple est considéré comme normal. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les sources historiques ne permettent d’ailleurs pas forcément de les distinguer des hommes au travail. Mais il ne faut pas y voir une forme d’égalité, car les femmes restent largement dominées par la gent masculine et, juridiquement, elles sont assimilées aux mineurs.
Jusqu’à la fin du XXe siècle, le rôle matrimonial de la femme est valorisé. Ici, celle que la légende désigne comme la nourrice, est en fait la jeune mère assise au milieu de sa famille qui se repose des travaux du jour. Avant la Révolution française, le métier de nourrice est très répandu : les femmes des campagnes se placent après avoir donné naissance à un enfant, afin d’allaiter les enfants des familles plus aisées.
Aux champs ou sur la côte, les espaces et les gestes sont distribués et spatialisés en fonction des sexes. Les tâches confiées aux femmes font appel à leur agilité, mais aussi leur docilité, qualités supposées qui les confinent à des tâches et des métiers peu qualifiés. Le modèle de société patriarcale les cantonne dans les travaux agricoles et domestiques au sein de la famille ou en placement à l’extérieur en tant qu’employée de maison, voire de chargée de corvées. La période de pré-industrialisation se caractérise par du travail effectué à domicile, mais des femmes qui travaillent dans le textile intègrent, dès les années 1760, des manufactures comme les filatures et les ateliers d’impression d’indiennes (tissus peints ou imprimés, importés d'Inde au XVIe siècle, puis produits en Europe dès le siècle suivant) à Nantes.
Au cours du XIXe siècle, le passage à l’usine concerne autant les hommes que les femmes, car l’arrivée des machines, dans nombre d’industries, permet d’employer de plus en plus de personnel féminin à des tâches répétitives, considérées comme simples et non qualifiées. Autour de 1850, les femmes forment environ 30 % de la population industrielle active en France et, durant la seconde moitié du XIXe siècle, leur part ne cesse de s’accroître. Les ouvrières sont des jeunes femmes qui résident pour la plupart chez leurs parents, des mères célibataires ou des veuves. En Bretagne, elles œuvrent dans l’industrie agrolimentaire, dans celle du tabac, du papier, et sont nombreuses dans les secteurs du textile et du vêtement. La confection se pratique encore largement à domicile : les ouvrières de l’aiguille incarnent d’ailleurs, aux yeux de l’opinion, le type même de l’ouvrière.
Les chiffres de la mendicité en Bretagne au milieu du XIXe siècle révèlent que plus de 60 % des cultivatrices, 9 % des ouvrières textiles, 11 % des domestiques et 10 % des lavandières sont des indigentes. Les bas salaires des femmes suffisent difficilement à les faire vivre mais, dans le même temps, leur situation les préserve relativement de la mendicité.
De la nature des femmes
Le fait de distinguer des qualités féminines et masculines naturelles – donc supposées innées – s’accentue au XIXe siècle pour justifier la répartition genrée des métiers. Alors que les professions dites masculines se définissent par de la force physique ou de hautes qualités intellectuelles et décisionnelles, les métiers féminins sont décrits comme requérant de la dextérité ou relevant du maternage et des soins. Le travail féminin en manufacture et usine est ainsi largement décrié : discours religieux comme discours bourgeois valorisent pour les femmes les tâches ménagères et d’éducation. De ce fait, les ouvrières sont plus critiquées que les paysannes, dont les tâches professionnelles se concilient davantage avec les tâches domestiques. Les ouvrières sont décrites comme dévoyées face à un modèle familial idéalisé. À cela s’ajoute l’opinion largement répandue que si une femme mariée travaille, c’est parce que son mari ne peut subvenir à ses besoins : ceci est vécu comme une honte. De plus, nombre de praticiens considèrent que le travail féminin nuit à la grossesse et à l’allaitement des enfants.
La rationalisation du travail, la mécanisation puis le machinisme contribuent largement à renforcer la pénibilité du travail : tâches répétitives d’exécution, mauvaise hygiène, saleté, insalubrité des locaux…
De nouveaux droits
Depuis la fin du XIXe siècle, la transgression de l’ordre du genre se fait surtout parce que les droits accordés aux femmes sont peu à peu reconnus. Or si l’égalité professionnelle progresse, l’égalité salariale est loin d’être atteinte. Dans les années 1900, même si le mari peut encore s’opposer légalement au travail de son épouse, la loi de 1907 permet à celle-ci de pouvoir disposer librement de son salaire. Pour autant, le salaire féminin reste perçu comme un appoint, plus ou moins temporaire. Au nom de préoccupations hygiénistes et natalistes, les premières lois de protection sociale concernent avant tout les femmes qui exercent dans des conditions d’exercice pénibles, essentiellement en usine : la loi de 1874 interdit le travail de nuit des jeunes filles de moins de 21 ans et celle de 1892 étend cette interdiction à toutes les femmes, indépendamment de l’âge et de la dangerosité du travail. Le congé maternité est créé en 1909. Mais toutes les femmes ne sont pas concernées par la protection sociale, à l’image des épouses d’agriculteurs qui doivent attendre le début du XXIe siècle pour ne plus être professionnellement invisibilisées.
Le genre des métiers
L’essor de la formation et des diplômes professionnels renforce les clivages au début du XXe siècle. La définition des diplômes consolide en effet la répartition sexuelle des métiers. Si les experts-comptables ou les chefs de bureau sont des hommes, les femmes occupent des postes subordonnés liés au secrétariat. Par ailleurs, des cours d’économie domestique, où s’apprennent cuisine, repassage, entretien du logement ou travaux à l’aiguille, concernent de futures mères de famille et ménagères, mais structurent également des filières de formation professionnelle féminine dans des emplois du secondaire (industrie textile) et du tertiaire (soins).
Même si elles commencent à être présentes dans tous les secteurs économiques, elles n’accèdent pas encore aux métiers qualifiés, aux professions libérales et aux postes à responsabilités. Elles exercent les métiers de caissières de banque, vendeuses, télégraphistes, opératrices, institutrices ou infirmières. Quand elles n’appartiennent pas à des foyers dont le niveau de vie est trop bas, certaines femmes mariées arrêtent leur activité professionnelle, surtout à l’arrivée du premier enfant. Mais cette situation évolue, avec, selon les circonstances (guerres, limitation du travail des enfants…), un retour des femmes mères de famille à l’usine. Pendant la Première Guerre mondiale, l’éloignement des hommes au front explique la féminisation de certains métiers notamment dans l’industrie de l’armement et dans l’exercice de services postaux. Il permet également la présence d’enseignantes devant des classes de garçons.
Durant l’Ancien Régime, des femmes occupent les fonctions de maîtres de relais des malles-poste. Au XIXe siècle, elles peuvent occuper le poste de directrice de bureau. Avec la Troisième République, la présence des femmes à la Poste est officielle et réglementée : un personnel féminin se constitue, notamment dans le service d’exploitation des Télégraphes.
L’arrivée massive d’une main-d’œuvre féminine dans les usines françaises induit d’ailleurs de nouvelles législations : l’âge minimum légal a été abaissé à 16 ans. En juillet 1916, le travail de nuit est interdit pour les femmes enceintes et une circulaire impose la généralisation des salles d’allaitement pour les entreprises employant plus de 100 femmes de plus de 15 ans. En septembre 1917, deux salles d’allaitement sont installées à la poudrerie de Pont-de-Buis et une classe enfantine est créée dans un baraquement pour accueillir les enfants âgés de 3 à 6 ans.
Pendant la Première Guerre mondiale, la poudrerie de Pont-de-Buis, qui tourne jour et nuit, a des besoins en main-d’œuvre immenses. Si, en 1914, l’usine compte 993 ouvriers, à la fin de la guerre, ils sont 5 600 dont 3 000 ouvrières !
Jusque dans les années 1960, pour le prolétariat féminin l’emploi est fluctuant, sans qualification, et les rémunérations sont inférieures de moitié environ à celles des hommes. Les employeurs profitent volontiers de cette main-d’œuvre qui coûte moins cher. Les professions les plus qualifiées et les fonctions d’encadrement essentiellement masculines s’ouvrent peu à peu aux femmes seulement à partir de la seconde moitié du XXe siècle.
Parlons égalité
Dans les années 1950, du fait d’un effondrement général de l’activité agricole et d’un mouvement de désertification des campagnes, elles sont de moins en moins nombreuses dans le secteur primaire. Le travail en ville devient synonyme de liberté et d’émancipation, à l’opposé des travaux à la campagne qui sont peu rémunérateurs et peu gratifiants. C’est à l’aube des années 1960 que l’activité féminine salariée explose. Les femmes concernées sont plutôt jeunes, elles ont parfois connu leurs mères au travail et ont obtenu au moins un brevet ou un Brevet d’études professionnelles. Les conditions de travail ne cessent d’évoluer et les femmes sont embauchées aussi bien dans le secteur industriel que dans des emplois administratifs privés, publics et tertiaires. Dans le textile, l’électronique et l’agroalimentaire, secteurs au sein desquels le travail à la chaîne et la robotisation sont fréquents, elles sont largement recrutées. Elles entrent également dans les secteurs masculins de l’automobile, de la mécanique, de la chimie et du caoutchouc. Les années 1960 représentent en Bretagne une période de présence accrue des femmes dans le secteur industriel. L’un des inconvénients majeurs de ces emplois est qu’ils n’offrent que rarement une possibilité de progression sociale, l’ouvrière devenant au mieux contremaître. Les femmes obtiennent un véritable statut professionnel dans les professions d’infirmière, d’institutrice et de secrétaire.
La Constitution de 1946 garantit aux femmes des droits égaux à ceux des hommes dans tous les domaines, mais le premier choc pétrolier de 1973 engendre de nombreuses inégalités et fait reculer certains acquis en matière de droit du travail et de droit social. Dans les années 1980, les femmes travaillent davantage par choix, mais préfèrent les secteurs du tertiaire et de l’administration. Le choix de privilégier son travail au détriment d’une vie de famille, et encore plus d’une vie de mère, est encore rare. Celles qui le font se heurtent souvent à des réactions négatives ou à de l’incompréhension.
En 2000, la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacre le principe de l’égalité homme-femme dans tous les domaines, mais cette égalité ne se concrétise ni dans les salaires – qui restent inégalitaires puisqu’à compétences égales, les femmes sont souvent moins payées –, ni d’avantage dans les représentations qui sont associées aux métiers comme l’illustre le genre des noms des métiers. Si l’Académie française fait entrer des néologismes féminins dans la langue en 1932 – comme factrice et aviatrice par exemple –, elle rejette la systématicité et des formes de nom comme professeure, recteure ou sapeuse pompier en 2014.
Cet article a été initialement publié sur le blog Musée dévoilé du Musée de Bretagne en juillet 2024.