Sonneurs : des personnages… et un métier ?

Auteur : Michel Colleu / juillet 2017
« Sonneur » : ce terme est utilisé essentiellement en Bretagne, de longue date, pour désigner un joueur de musique traditionnelle locale. Mais pourquoi pas plutôt « musicien », ou « artiste », ou encore « ménétrier » ? Parce qu’un sonneur était tout cela à la fois ! L’est-il encore ?

Au temps des ménétriers

Du XIVe siècle à la fin de l’Ancien Régime, les « ménestriers » représentent l’archétype du musicien, dans tous les milieux sociaux ; apprenant oralement, de maître à élève, ils jouent le plus souvent en bande et sont réunis dans une puissante confrérie. Elle disparaîtra en 1773 au profit des « académistes », adeptes de la transmission écrite de la musique. En Bretagne, toutefois, on préfère le terme sonneur (soner en breton, sonnou en gallo), qui y apparaît au XIVe siècle. Dès 1608, la Très Ancienne Coutume de Bretagne remplace, dans un article, menesteraux par… « sonneurs, vendeurs de vent » !

Les artisans d’une musique sociale

Les conscrits de la classe 1912 à  Billé. En 1912 ; le jeune Aubry (en bas à gauche) et un second sonnou d’violon accompagnent les conscrits de Billé (Ille-et-Vilaine) « qui roulent la classe ». Photographie de Joseph Piot. Coll. Musée de Bretagne.
Dans la société paysanne traditionnelle, vers 1900, les sonneurs jouent le plus souvent seuls ou en duos (ou, quand il s’agit d’un duo biniou-bombarde, en « couple » – le terme n’est pas neutre). Si la pratique instrumentale est un métier, et est rétribuée comme tel, les joueurs qui se consacrent entièrement à la musique restent l’exception : ce sont plutôt des sonneurs de biniou ou de bombarde, implantés notamment en Basse-Cornouaille. Les métiers (complémentaires ou principaux) des sonneurs ont en commun de laisser assez de disponibilité au musicien pour qu’il puisse s’absenter plusieurs jours pour jouer à une noce. « Douze métiers, treize misères » dit-on de la famille de sonneurs Donnio, de La Motte, tant est grande la palette de leurs activités. Les sonneurs sont souvent meuniers, tenanciers de bistrots… Ils savent faire des affaires, comme cet Yves Milliou, du Faouët : entremetteur, il arrange la noce, sonneur, il y joue, horloger, il y vend des alliances… Et peut-être sa femme était-elle couturière ou cuisinière pour la noce ! Sonner rapporte : la principale occasion de jeu est la noce, où on peut gagner l’équivalent de dix journées de travail dans une ferme, voire plus ! On « nourrit ses enfants avec le biniou », selon une expression recueillie auprès de plusieurs grands sonneurs.

 

La musique est partout, et le sonneur, au cœur de la vie sociale, fait danser ou joue lors de déplacements (cortège de noce, conscrits) : il fait vivre la culture musicale partagée par tous, mais c’est aussi celui par qui arrivent les airs à la mode. Ce n’est qu’avec la folklorisation d’une tradition en déclin que le sonneur se met à faire de la musique « bretonne » : celle des anciens ! Il laisse alors la place aux « musiciens » des orchestres de bal.

Amuseur, farceur, sonneur…

Si l’on apprend « de routine », ou « à vue d’oreille », selon l’expression du vielleux Victor Gautier de Plaintel, il y a des familles de sonneurs, parfois sur plusieurs générations. S’il sait faire danser à merveille, sa réputation ne tient pas qu’à cela : elle dépend tout autant, sinon plus, de ses talents d’animateur. Il doit se faire chef du protocole pour la noce, devancer le désir de sa clientèle, s’adapter aux circonstances… Maître de la fête, le sonneur est pour certains curés l’agent du Diable – ne nomment-ils pas son accordéon boest an Diaoul (boîte du Diable), car l’engin permet de faire danser en couple kof a kof (ventre à ventre) ?

Des personnages emblématiques

Iwan Thomas (1935-1989) mène un cortège de noce avec sa clarinette à Peumerit-Quintin en 1985. Perfection, puissance sonore, virtuosité, ornementations… Le maître de la treujenn –gaol (« tronc de choux ») !  Photo Hervé Bidard / Collectif Vielle en Bretagne.

Quelques sonneurs ont profondément marqué la mémoire collective. En premier lieu « Matilin an Dall » (Mathurin l’Aveugle), de son vrai nom Mathurin Furic (1789-1859), joueur de bombarde virtuose de Quimperlé, qui vécut de son art, symbolisant pour les élites françaises d’alors la musique bretonne – « le Rossini des campagnes » selon Jules Janin. Sans oublier « Villedieu » (Henri Gouault, 1868-1949), joueur de vielle de Planguenoual, tout à la fois clochard vivant dans une grange, musicien réputé sonnant pour les noces bourgeoises, virtuose faisant « parler » son instrument, et anarchiste à sa manière : il joua L’Internationale dans le couvent où il passait ses derniers jours ! Mais il faudrait citer aussi « Léon Braz » (Guillaume Léon, de Carhaix, 1870-1950), joueur de bombarde aux 1 500 noces… Plus près de nous, les derniers sonneurs de l’ancienne tradition sont devenus des symboles, par leur jeu autant que par leur personnage, tels l’accordéoniste Jean Debeix (1902-1995), dit « le Père Jean », de Guémené-Penfao, ou Gus Salaün (1897-1976), virtuose de la bombarde de Bannalec. Ils ont été pour la génération des collecteurs revivalistes des années 1970-1980 des « professeurs d’anti-solfège », selon le mot de Laurent Bigot, un des collecteurs et « apprentis sonneurs » de l’époque.

 

Peut-on être sonneur dans notre société contemporaine ?

Aujourd’hui, les instrumentistes jouent souvent en groupe, pour un public qui les écoute. Le sonneur, musicien mais aussi créateur de convivialité (parfois rabelaisien !), reste toutefois un personnage mythique de la culture bretonne, et quelques couples biniou-bombarde ont à leur actif presque autant de fêtes que leurs ancêtres du XIXe siècle. Pour n’en citer qu’un, parlons de celui formé par les sonneurs de Haute-Bretagne Jean Baron et Christian Anneix, qui sonnent ensemble depuis 1972 !

S’adapter aux nouveaux goûts, c’est aussi participer à la mode des concours, apparue dès les années 1880. Les couplets biniou-bombarde y revendiquent plus la virtuosité que la tradition : Cinq sonneurs sont réunis pour le concours du Faouët en 1931, dont Gus Salaün, de Bannalec (en bas à gauche) d’une lignée de sonneurs, et Le Nouveau (en bas à droite) ; ce dernier gagnera le concours avec pour compère le Guennec.  Coll. Laurent Bigot.

CITER CET ARTICLE

Auteur : Michel Colleu, « Sonneurs : des personnages… et un métier ? », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 21/07/2017.

Permalien: https://bcd.bzh/becedia/fr/sonneurs-des-personnages-et-un-metier

Bibliographie

  • Colleu Michel, Bigot Laurent (dir.), Musique bretonne. Histoire des sonneurs de tradition, Douarnenez, Le Chasse-Marée-ArMen, 1996, 512 p.
  • Colleu Michel (dir.), Sonneurs de vielle / de clarinette / de violon / d’accordéon / de biniou-bombarde en Bretagne (disques de collectages), CD de la collectionAnthologie des chants et musiques de Bretagne éditée par Le Chasse-Marée/ ArMen, 1993-1996.
  • Le Meur Yann, Sonneur, Spézet, Coop Breizh, 2002, 144 p.
  • Le Corre Martial, Les Sonneurs bretons, Tours, Sutton, coll. Mémoire en images, 2013, 224 p.
  • Le Père Jean - Sonneur d’accordéon des pays de Redon et de la Mée, Dastum / Dastum 44, coll. Grands interprètes de Bretagne, 2008, CD 44 titres, 73 mn, livret 96 p.
  • Berthou Yves / Molard Patrick, War Roudou Leon Braz, Rennes, Dastum, coll. Tradition vivante de Bretagne, 2002, CD, livret.
  • Valverde Mathilde (réalisation), collectif Vielle en Bretagne, La manie vielle des Bretons, film vidéo, 12 mn, 1984, prod. collectif Vielle en Bretagne, coll.association Vielle à Roue en Bretagne.
  • Jouve Dominique, Morvan Christian, Pierre Sérandour, l’aveugle de Corlay : un grand sonneur de treujenn-gaol du XIXe siècle, revue ArMen, n° 2, 1986.
  • De Parades Bernard, Morvan Christian, Malrieu Patrick, Postic Fañch, Matilin an Dall, naissance d’un mythe, éd. Les Amis de Bernard de Parades, 2004, 250 p.

Liens musicaux

  • Gus Salaun, Sonneurs de de biniou-bombarde en Bretagne Les enregistrements historiques. CD coll. Anthologie des chants et musiques de Bretagne éditée par le Chasse-Marée/ ArMen, 1996.
  • Père Jean, Le Père Jean - Sonneur d’accordéon des pays de Redon et de la Mée, coll. Grands interprètes de Bretagne, Dastum / Dastum 44, CD 44 titres, 73 mn, livret 96 pages, 2008
  • Janvier Serot bogue d’or 2011 2eme partie - Youtube
  • Louis Garel, Propos sur les noces, le métier de sonneur ; Cote CD : Auffray-40-07-26 Dastum - Archives du patrimoine oral de Bretagne

Proposé par : Bretagne Culture Diversité