Tourbières de Bretagne, un écosystème attachant

Auteurs : Bernard Clément - José Durfort / juillet 2018
Les tourbières à sphaignes de Bretagne représentent un type d’écosystème qui se construit lui-même ; les Sphaignes, mousses ingénieures, aménagent leur propre environnement de telle sorte qu’il n’admet qu’une flore et une faune hautement spécialisées. Néanmoins, cet état de fonctionnement est sous la dépendance de l’hydrodynamique du système. Le drainage est le premier vecteur de la perte de fonction et du risque de disparition des espèces emblématiques de cet univers attachant, mais y accéder se mérite ! Les différentes modalités de protection vous y convient.

Des conditions de vie rude

Le milieu est saturé en eau, ce qui conduit à une faible concentration en oxygène.

L’évaporation de la tourbière et la transpiration abondante des plantes, dont les sphaignes, entraînent un abaissement de la température et il n’est pas rare que celle-ci soit proche de 0 °C en début de matinée en plein été !

L’acidité est élevée (pH : 4,0 à 4,5), mais les plantes elles-mêmes, dont les Sphaignes et les Bruyères, accroissent cette acidité (pH : 3,5). Les ressources nutritives (azote et phosphore) sont très peu disponibles et le caractère oligotrophe (= pauvre en éléments nutritifs) est très affirmé. Il est renforcé par la production de substances inhibitrices de l'activité de la flore bactérienne.

Habitats et communautés biologiques

L’habitat le plus emblématique est la communauté à Narthécie brise-os (Narthecium ossifragum). Elle caractérise les tourbières minérotrophes soligènes de Bretagne. La Linaigrette à feuilles étroites (Eriophorum angustifolium) y déploie parfois ses tiges cotonneuses. La couleur rose carné de Sphagnum subnitens y est remarquable.

Touffe de Narthécie brise-os – Photo Bernard Clément

Population de Linaigrette à feuilles étroites, en fruit à soie - Photo Bernard Clément

En périphérie de cet habitat, la communauté à Bruyère tétragone (Erica tetralix), Bruyère ciliée (Erica ciliaris) et Ajonc de Le Gall (Ulex gallii) rappelle la lande humide, mais elle s’en différencie par de nombreuses espèces de sphaignes vertes, rouges et jaunes qui s’y côtoient.

Touffe de Sphaigne de Magellan (rouge en été) - Photo Bernard ClémentLe haut marais ombrotrophe est caractérisé par une communauté à Bruyère tétragone (Erica tetralix) et Linaigrette engainée (Eriophorum vaginatum). La Sphaigne de Magellan (Sphagnum magellanicum) constitue des buttes rouges en été ; celles-ci accueillent le Rossolis à feuilles rondes (Drosera rotundifolia). C’est l’habitat le plus turfigène (= qui produit de la tourbe) des habitats tourbeux et donc le meilleur « puits de carbone pérenne » sous nos latitudes. Seule l’eau de pluie alimente cet habitat, qui tend à « se libérer » de son environnement, à condition que la fréquence de pluies et brouillards soit suffisante. Ainsi, quelques tourbières minérotrophes de certains sommets des monts d’Arrée évoluent aujourd’hui vers un type hyperatlantique, bien développé dans l’ouest de l’Irlande et au nord-ouest de l’Écosse : la tourbière de couverture (blanket bog). Le vieillissement des communautés de tourbières est marqué par l’abondance de la Callune (Calluna vulgaris), identifiable par ses teintes sombres en hiver, et des touffes claires ou paille de Scirpe cespiteux (Trichophorum germanicum).

Tourbière de couverture sur le Roc’h ar Feunteun ; stade juvénile - Photo Bernard Clément

Tourbière à Sphaignes et Callune ; stade mature - Photo Bernard Clément

Au sein des habitats tourbeux, les diversités floristique et faunistique s’accroissent avec la création naturelle ou anthropique de microhabitats remarquables, telles les gouilles (= flaque d’eau) à Utriculaire naine (Utricularia minor) et Sphaigne cuspide (Sphagnum cuspidatum). Sur la tourbe nue, suintante, se développe une communauté à Rhynchospore blanc (Rhynchospora alba) et Sphaigne de La Pylaie (Sphagnum pylaesii) ou une communauté à Grassette du Portugal (Pinguicula lusitanica) et Mouron délicat (Anagallis tenella).

Souvent, en position périphérique des tourbières, des bois tourbeux à Bouleau pubescent (Betula pubescens) et Saule à oreillettes (Salix aurita) sont caractérisés par des Sphaignes toujours vertes (S. squarrosum, S. fimbriatum). Il n’est pas rare d’y rencontrer la superbe Osmonde royale (Osmunda regalis). Le Piment royal ou laureau (Myrica gale) constitue dans certains marais des peuplements étendus, associés à la Molinie bleue (Molinia caerulea) en touradons rendant la traversée délicate et physique ! Bien d’autres communautés biologiques humides, telles les landes, les prairies oligotrophes, les mégaphorbiaies, ou encore les bas marais à Comaret (Potentilla palustris) complètent la diversité des sites tourbeux.

Un individu d’Osmonde royale en été - Photo Bernard Clément

Population de Piment royal - Photo Bernard Clément

Les Sphaignes, des mousses ingénieures

La combinaison de leurs caractéristiques morphologiques et tissulaires, de leurs propriétés physiologiques en font un groupe de Mousses particulièrement efficientes, au cœur même du bon état de fonctionnement des tourbières acides.

Morphologie et anatomie d’une Sphaigne (Sphagnum denticulatum) – José Durfort

Les feuilles présentent des cellules hyalines qui fonctionnent comme de véritables outres ; ainsi, une sphaigne est une véritable éponge qui peut contenir en eau 20 à 30 fois sa masse sèche. Elle intercepte l’eau de pluie et absorbe l’eau par capillarité, assurant ainsi sa turgescence. Cependant, le drainage des tourbières est fatal à leur survie !

Ce sont de véritables colonnes échangeuses d’ions. Elles capturent les cations (Ca++, Mg++) et libèrent les protons (H+), augmentant ainsi l’acidité du milieu (pH : 3,5). Ce n’est pas tout ; elles produisent, en pleine activité, des molécules antiseptiques qui ralentissent l’activité des bactéries, créant ainsi des conditions d’hyperoligotrophie associées à une activité de séquestration du carbone renforcée. Pour toutes ces raisons cumulées, l’environnement n’est plus accessible qu’à des organismes très spécialisés, par exemple les plantes carnivores.

La Bretagne comprend deux tiers des espèces présentes en France, soit 23 espèces (Durfort, 2007). Au sein d’une tourbière, leur distribution respective est dépendante des conditions d’humidité du substrat, de la lumière (les vertes à l’ombre ou dans l’eau, les colorées exposées) et du degré de l’évolution des habitats. Ainsi, les sphaignes colorées (S. magellanicum, S. rubellum, S. capillifolium) caractérisent les stades ombrotrophes matures, les plus turfigènes.

Différentes espèces de Sphaignes - Photos Bernard Clément (haut à gauche) et Emmanuel Holder

Une flore hautement spécialisée

Nous venons d’examiner comment un élément majeur de la flore des tourbières, les Sphaignes, contrôle son environnement. Il faut admettre que coexister avec elles est un défi ! C’est ce que réalisent, entre autres, les plantes carnivores.

Quatre espèces vivent dans les tourbières bretonnes : les Rossolis (Drosera rotundifolia et D. intermedia), la Grassette du Portugal (Pinguicula lusitanica) et l’Utriculaire naine (Utricularia minor).

Rossolis à feuilles intermédiaires sur tourbe nue - Photo Bernard Clément

Grassette du Portugal en fleur au centre, noter les feuilles en gouttière, et Rossolis à feuilles rondes en bas à gauche - Photo Bernard Clément

Seule cette dernière capture activement ses proies grâce à la présence d’outres dont la vidange et le remplissage alternatifs assurent le piégeage des petits insectes comme les daphnies. Les trois autres espèces sont des pièges à glu, attractifs. Après capture passive, c’est l’insecte lui-même, en tentant de sortir du piège, qui entraîne le repli des tentacules de la feuille sur lui. La sécrétion de sucs digestifs ou enzymes assure alors la transformation des protéines et leur assimilation sous forme d’acides aminés, compensant le déficit d’azote et de phosphore qui caractérise cet habitat.

Les adaptations des autres plantes supérieures sont comparables à celles précisées dans le dossier consacré aux landes.

Faune, habitat préférant ou habitat refuge ?

Il n’y a pas de mammifère strictement inféodé aux tourbières à Sphaignes, hormis la musaraigne ou Crossope aquatique (Neomys fodiens) ; et encore, ce sont des microhabitats de la tourbière qu’elle fréquente. Chez les Oiseaux, seul le Pipit farlouse (Anthus pratensis) camoufle son nid sur une butte de Sphaignes. Chez les Reptiles, le plus emblématique est le Lézard vivipare (Lacerta vivipara), espèce ovovivipare dont la femelle conserve ses œufs après fécondation et ne les expulse qu’à l’éclosion des jeunes. Ceci permet de mieux s’affranchir de la froideur des tourbières. La Vipère péliade (Vipera berus) procède du même comportement et fréquente également ce milieu. Chez les Amphibiens, la Grenouille rousse (Rana temporaria), le Triton palmé (Triturus helveticus) et le Triton marbré (Triturus marmoratus) fréquentent temporairement les gouilles et les mares des sites tourbeux. Pas de Poissons dans les tourbières à Sphaignes.

Pipit farlouze - Photo Emmanuel Holder
Lézard vivipare en promenade sur les Sphaignes - Photo Emmanuel Holder Grenouille rousse - Photo Emmanuel Holder

De même, peu d’espèces d’Invertébrés sont inféodées aux habitats à Sphaignes. Mais un assez grand nombre d’espèces sont des hôtes des microhabitats des tourbières et des landes humides. Les milieux, il est vrai, sont souvent mitoyens et constituent par là même une caractéristique des sites bretons, ainsi que le décrit Emmanuel Holder dans son ouvrage Landes vivantes : les tourbières y sont aussi bien illustrées que les landes. C’est plus la présence de l’eau libre dans et au pourtour des tourbières qui assure l’accueil de ces Invertébrés.

Parmi environ 2 000 espèces détectées par le GRETIA et Philippe Fouillet (in Durfort, 2007), citons chez les Libellules, le Sympétrum noir (Sympetrum danae), chez les Papillons, le Miroir (Heteropterus morpheus), et chez les Araignées, le Dolomède des marais (Dolomedes fimbriatus) ; ce dernier, posté en bordure des mares acides, chasse en surface mais plonge instantanément pour capturer ses proies.

Dolomède qui se mire dans l’eau - Photo Emmanuel Holder

Aujourd’hui, des écosystèmes protégés ?

Une réserve naturelle nationale (RNN) : Venec (Brennilis, 29) ; trois réserves naturelles régionales (RNR) : Landes et marais de Glomel (22), Landes et tourbières du Cragou et du Vergam (Le Cloître Saint-Thégonnec, 29) et Landes, prairies et étangs de Plounérin (22) constituent le niveau de protection le plus fort. À cela, il faut ajouter les arrêtés préfectoraux de protection de biotopes (APPB) comme celui de la haute vallée du Mendy (29). Les cinq départements bretons, par la politique des Espaces naturels sensibles (ENS), agissent pour la protection de nombreux sites tourbeux. L’inscription dans les sites Natura 2000 renforce les mesures de gestion au même titre que les réserves biologiques associatives du Forum Centre Bretagne Environnement et de Bretagne Vivante entre autres.

Tous ces espaces sont gérés via la mise en œuvre de plans de gestion qui ont pour objet principal la protection des espèces et des habitats.

CITER CET ARTICLE

Auteurs : Bernard Clément - José Durfort, « Tourbières de Bretagne, un écosystème attachant », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 3/07/2018.

Permalien: https://bcd.bzh/becedia/fr/tourbieres-de-bretagne-un-ecosysteme-attachant

Bibliographie

  • Durfort J., Les tourbières de Bretagne, Mèze, Biotope, coll. Les Cahiers naturalistes de Bretagne, 2007, 176 p.
  • Holder Emmanuel, Landes vivantes. À la découverte d’un milieu naturel breton, Spézet, Coop Breizh, 2015, 208 p.
  • Manneville Olivier, Vergne Virginie, Villepoux Olivier, Le monde des tourbières et des marais, Delachaux et Niestlé, 2006, 320 p.

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Proposé par : Bretagne Culture Diversité