De Gouel ar Brezhoneg à Gouel Broadel ar Brezhoneg
C’est à Guingamp qu’est organisée en 1974 la première édition de Gouel ar Brezhoneg, la fête de la langue bretonne. Elle est pensée par des organisations engagées pour l'apprentissage et la valorisation du breton, comme Skol An Emsav, Ar Falz, ou encore Brezhoneg Yezh Vev. À l'époque, le breton ne bénéficie d'aucune reconnaissance, et les espaces militants où pratiquer la langue n'existent qu'à la marge. Lors de cette première rencontre trégorroise s'entrecroisent militantisme, musique et théâtre, dans le but de fédérer les différents acteurs du renouveau linguistique breton. La fête est un succès, puisqu'elle parvient à rassembler 5 000 participants, et le rendez-vous est donné pour l'année suivante à Saint-Pol-de-Léon. Différentes communes de Basse-Bretagne hébergent alors cette initiative devenue annuelle. L’événement ne retrouve pas forcément la popularité de sa première édition : à Pontivy en 1983, seules 1 500 personnes sont présentes. La fête se maintient néanmoins, et affirme peu à peu sa trajectoire.
À partir de 1987, l’événement n’est plus simplement appelé « la fête de la langue bretonne », on y ajoute l’adjectif « national » : Gouel Broadel ar Brezhoneg (GBB – Fête nationale de la langue bretonne). Ce changement de nom incarne aussi un changement parmi les groupes à la tête de la fête : on passe d'organisations semi-institutionnalisées à des organisations à la ligne plus radicale comme Stourm ar Brezhoneg (SAB), scission de Skol an Emsav connue pour ses barbouillages de panneaux routiers monolingues français, ou Emgann, jeune parti politique indépendantiste et de gauche radicale. En 1994, ce sont 10 000 participants qui se rejoignent à Spézet : GBB devient une réunion populaire. Cependant, en l’an 2000, l’attentat de Quévert et ses répercussions marquent une pause dans ce qui est devenu une tradition militante, l'organisation de GBB. En effet, les membres de la gauche indépendantiste sont alors concentrés sur le soutien aux militants incarcérés, et les revendications nationalitaires ont mauvaise presse. En 2010 renaît à Cavan l'idée de fêter la langue bretonne, pour deux nouvelles éditions de la fête plus confidentielles qu'auparavant, mais appréciées des militants indépendantistes trégorrois. Un dernier changement de cap a lieu en 2014 : l'association Mignoned ar Brezhoneg, proche du collectif de désobéissance civile Ai'Ta, s'approprie l'organisation de GBB. La tonalité du rendez-vous devient alors moins directement politique, plus festive, dans le but de toucher un plus large public.
Fête militante, fête politique
Dès sa création, Gouel ar Brezhoneg s'inscrit dans des rapports de force. Il serait erroné de dire que la politisation de la fête n'est apparue qu'en 1987 avec sa reprise par SAB et Emgann. En 1974, Skol an Emsav est une association porteuse d'un projet politique pour la société bretonne, projet qui ne se contente pas de préserver la langue. Il s'agit de se battre pour une Bretagne plus solidaire, écologiste, et démocratique. L'association défend alors, comme d'autres mouvements à l'époque, le droit pour les travailleurs bretons de vivre au pays et d'exprimer leurs idées dans la langue qui est la leur. Le simple fait de revendiquer une fête monolingue en breton est un symbole fort : les commerçants des villes qui hébergent la fête jouent le jeu en réalisant des panneaux en breton, et le changement de commune d'une année à l’autre vise à montrer que l'on peut parler breton partout en Bretagne (bien que dans les faits, on reste en Basse-Bretagne).
À partir de 1987, le projet de GBB devient plus nationaliste, comme l'évoquent certains de ses organisateurs tels que Yann Puillandre, militant breton interrogé dans un documentaire de Riwal Kermarrec. Pour lui, il s'agit bien de catalyser une « conscience nationale » chez les brittophones. Cette vocation est traversée par une revendication plus large, celle d'honorer les langues et les peuples perçus comme affaiblis ou niés partout dans le monde. Sur scène en 1988, Per Denez compare ainsi le déclin de la langue bretonne au destin des natifs américains. Le thème de l'oppression revient dans les interventions des musiciens comme un rappel à l'ordre : s'il s'agit d'une fête, on ne peut se contenter d'y danser et de profiter. Il faut construire ensemble une politique générale musclée pour l'avenir de la langue, et dénoncer les défaillances d'un État qui concentre le pouvoir à Paris. À partir de 1988, un thème est choisi pour chaque édition de GBB, et la fête se fait le relais des actualités du mouvement breton. L'organisation de GBB par Mignoned ar Brezhoneg dans les années 2010, quoique plus édulcorée, n'est pas exempte de revendications : en témoigne par exemple le nom donné à une des scènes, « Ñ », en soutien à la famille lors de « l'affaire Fañch ». Le projet politique est certes plus diffus, mais il faut garder en tête que le contexte s'est transformé depuis les années 1970, et les espaces de pratique de la langue se sont pluralisés.
Des ambitions élevées
Gouel (Broadel) ar Brezhoneg est une initiative unique en Bretagne. Son ambition de produire un espace monolingue breton dans une économie linguistique largement dominée par la langue française lui confère sa spécificité, et, dans le même temps, sa principale limite. Dans la première décennie d'organisation de la fête, des remarques se font entendre, rapportant que certains artistes parleraient français sur scène, tout comme certains participants qui ne s'exprimeraient que très peu en breton. La norme du monolinguisme paraît alors difficilement tenable, tant elle requiert une forte discipline de la part des néo-locuteurs.
GBB marque également les esprits en mettant en place une monnaie propre à l’événement, les lurioù kozh. Sur ces billets sont imprimés les visages de figures de la culture bretonne, comme Añjela Duval ou Glenmor. Incarnant une démarcation des symboles de l'État français, une « banque nationale » est instaurée pour la fête. Celle-ci n'empêche pas les organisateurs d'être confrontés à des problèmes financiers, en raison du prix d'entrée réduit. Le manque de médiatisation de GBB exige que tout repose sur le bouche à oreille, un facteur pouvant favoriser l'entre-soi.
La nouvelle version de GBB, en œuvre depuis 2015, pose alors des buts plus modestes : moins de public, une ambiance festive avant tout, pour un redémarrage en douceur de ce qui a constitué une des initiatives les plus importantes du mouvement linguistique breton des années 1970 et 1980.
L’appropriation par différentes organisations
Avec des thèmes et des orientations variables et plus ou moins radicales selon les appétences des organisateurs de la fête, Gouel Broadel ar Brezhoneg s’inscrit sur le temps long. Le projet a successivement été animé par différentes organisations de taille du mouvement breton. On peut donc affirmer que la transmission a été effective, même s’il a fallu se confronter à la réalité des forces sur le terrain et composer avec un contexte politique changeant. Malgré cela, le mot d’ordre des débuts est resté présent. Pour transmettre une langue fragilisée, il faut transmettre les outils militants nécessaires à sa protection. Le fait que GBB ait été animée par plusieurs organisations militantes bretonnes au cours de son histoire montre que les acteurs dominants à une période donnée ont été capables de passer la main.
Aujourd’hui, GBB s’inscrit dans un paysage militant plus diversifié qu’à sa création. D’autres initiatives majeures comme la Redadeg rassemblent les acteurs de l’action linguistique bretonne. GBB est alors organisée un an sur deux en alternance avec la Redadeg, proposant ainsi aux locuteurs engagés un rendez-vous par an pour pratiquer et promouvoir la langue. Un des organisateurs de GBB explique que les deux événements participent du même esprit, « brezhoneg ha plijadur », du breton et du plaisir, laissant les lignes politiques les plus rigoureuses à d’autres groupes militants.