La Bretagne, terre de pardons

Auteur : Georges Provost / novembre 2025
Apparu au XIVe siècle dans un contexte de piété médiévale, le pardon a connu de grandes mutations au cours des siècles. Il reste aujourd’hui un évènement convivial et spirituel incontournable en Bretagne.

Dans l’histoire des pardons bretons, il est utile de distinguer le mot et la chose. Le mot « pardon » apparaît en Bretagne au XIVe siècle, comme ailleurs en Europe. Il désigne une occasion de gagner des indulgences (une remise de peine de purgatoire), en vertu d’une bulle octroyée par la Papauté. Cette occasion consiste souvent à visiter une église ou une chapelle au jour de sa fête patronale (la fête du titulaire, la Vierge ou un saint), particulièrement en Basse-Bretagne. Le succès rencontré est tel que des dizaines de lieux de culte obtiennent, en quelques décennies, des bulles d’indulgence. Le mot « pardon » connaît alors, en Bretagne, un glissement de sens : il tend à désigner toutes les fêtes patronales de toutes les églises et chapelles, y compris celles qui n’avaient jamais obtenu de bulle d’indulgences. Cet usage extensif est repérable dès le XVIe siècle en zone bretonnante, plus précisément dans l’ensemble linguistique formé par le Léon, le Trégor et la Cornouaille ; le reste de la Bretagne, y compris le Vannetais, préfère pendant longtemps parler d’« assemblée » mais finit, aux XIXe et XXe siècles, par adopter le terme de « pardon » devenu alors un marqueur d’identité bretonne.

Gagner des indulgences « à domicile »

Si le succès est si net, c’est bien sûr parce que les Bretons de la fin du Moyen Âge étaient très réceptifs à la question de l’au-delà et aux pratiques susceptibles de hâter l’accès de tout un chacun au Paradis (soi-même ou ses proches décédés). La multiplicité des pardons locaux permettait de gagner des indulgences à domicile ou presque, sans qu’il soit nécessaire d’aller jusqu’à Rome ou Saint-Jacques de Compostelle. Une telle quête des indulgences permet de comprendre que beaucoup de pardons ont intégré, durant des siècles, une forte dimension pénitentielle : processions à genoux nus autour des églises, confession et absolution données par un prêtre en vue de recevoir la communion et de gagner l’indulgence, offrandes à l’église et aux mendiants... Mais les pardons semblent avoir toujours été, indissolublement, des fêtes. En Bretagne plus que partout ailleurs, la quête des indulgences s’est superposée à des usages qui devaient préexister, de type communautaire et festif. Depuis une époque difficile à déterminer et qui doit beaucoup varier d’un lieu à l’autre, les fêtes des saints, celles des églises et de chapelles, expriment de façon privilégiée l’identité d’une population donnée : simple quartier constitué de quelques hameaux (les « villages » au sens breton) autour d’une chapelle, unité territoriale de la paroisse autour de l’église ou petit « pays » fréquentant un même sanctuaire de pèlerinage.

Il est inutile, pour rendre compte de cette force des identités locales, d’en appeler aux clans celtiques car la réalité bretonne n’a jamais été celle de l’Écosse ou de l’Irlande des temps anciens, mais on peut reconnaître aux pardons d’être l’expression d’une sociabilité fortement communautaire : le pardon est, par excellence, le jour qui rassemble et soude le groupe, dans la joie du rassemblement, l’oubli des rancunes éventuelles, l’unité affichée devant les communautés voisines. À partir du XVe siècle, la richesse du volet festif apparaît dans la documentation : parallèlement aux cérémonies religieuses, les danses, la musique, la lutte, le théâtre populaire des mystères vont de pair avec le gain des indulgences, dans une fusion très poussée du sacré et du profane. Lorsqu’il n’y a pas d’indulgences – c’est-à-dire dans la majorité des chapelles, en particulier les plus modestes – le pardon est avant tout cette fête de quartier où la communauté partage des rites religieux, familiaux et festifs.

L’influence de la Réforme catholique

Si la structure fondamentale du pardon demeure jusqu’à nos jours, les formes extérieures ont évidemment évolué depuis la fin du Moyen Âge, en lien avec les transformations de la société bretonne. Au nombre des mutations majeures, on peut citer l’influence de la Réforme catholique à partir du XVIIe siècle. Le clergé réformé dans l’esprit du concile de Trente cherche désormais à discipliner la fête et, si possible, à limiter les danses, les violences physiques ou les excès de boisson ; il incite également les pardonneurs à faire de la fête une pratique de dévotion, tendue en priorité vers la confession et la communion. Ce modèle dévot du pardon se réfère en particulier aux fêtes organisées, à partir de 1625, au nouveau sanctuaire de Sainte-Anne d’Auray, sous la vigilante surveillance des religieux carmes. L’inflexion dévote du pardon va de pair avec une plus grande ampleur des usages cérémoniels, d’autant que les offices ont parfois lieu en plein air. À partir du XVIIe siècle, les processions de pardons deviennent la grande ordonnance que nous connaissons, avec la multiplicité des croix, des bannières, des reliques, des ex-voto. Dans les sanctuaires de pèlerinage, les personnes venant demander ou remercier, pour une guérison ou une protection, forment un groupe distinct, cierge à la main (on parle de « procession des miracles »). Dans le même esprit, les pardons peuvent intégrer, dans le courant du XVIIIe siècle, un feu de joie solennellement allumé à l’issue des vêpres, notamment dans le Vannetais, le Trégor et la Haute-Cornouaille. Il ne s’agit pas, le plus souvent, d’un rite païen christianisé mais plutôt de l’appropriation, par les pardons ruraux, d’un usage festif imité des fêtes officielles urbaines. Dans les grands sanctuaires de pèlerinage, la dimension profane des pardons tend alors à passer au second plan.

L’inflexion dévote est beaucoup moins sensible dans la myriade des petits pardons de chapelle. Ici, grand-messe, vêpres et procession s’imposent également mais les pardonneurs ne se confessent et communient guère. La dimension de fête de quartier l’emporte toujours, autour de la figure du saint, de la fontaine sacrée riche de vertus, parfois de la pierre ou du tombeau qui lui est associé et qui est souvent un vestige païen christianisé. En de tels lieux, les mises en garde du recteur contre les danses, les fréquentations juvéniles ou les luttes demeurent souvent lettre morte, sauf dans les régions les plus dociles au clergé comme le Léon.

Le pardon attire les foules

Au XIXe siècle, les pardons acquièrent une visibilité extérieure sans précédent à la faveur d’éléments nouveaux avec la présence et l’intérêt d’observateurs extérieurs, écrivains ou artistes, en quête d’authenticité celtique. Tous sont séduits par l’originalité de ces rassemblements – grandioses ou plus intimistes – où s’affichent les signes d’une identité spécifique : la langue, les costumes (qui n’ont jamais été plus divers qu’au XIXe siècle), les bannières, les danses et les luttes, les chanteurs ambulants, les boutiques foraines, les mendiants.

Les Bretonnes au pardon, Pascal Dagnan-Bouveret,1887. Ce tableau est conservé au musée Calouste-Gulbenkian à Lisbonne. Il représente une scène de pardon de Rumengol (29).

Les facilités que donne désormais le chemin de fer accroissent encore les foules des grands pardons, particulièrement lors des fêtes de couronnement des statues de la Vierge (Guingamp est en 1857 le premier sanctuaire à connaître cette faveur accordée par le pape) ou de sainte Anne (Sainte-Anne d’Auray, 1868 ; Sainte-Anne-la-Palud, 1913). Les descriptions des écrivains (de Cambry à Le Braz), le talent des peintres (de Jules Breton à Maurice Denis ou Paul Sérusier), l’inspiration des musiciens (Saint-Saëns) et même la chanson populaire (la Paimpolaise de Botrel) érigent alors la Bretagne en « pays des pardons » (Anatole Le Braz, 1894).

L’éclat des grands pardons à partir de la fin du XIXe siècle – outre Sainte-Anne d’Auray, Le Folgoët, Saint-Yves de Tréguier, Sainte-Anne-la-Palud, Rumengol, Quelven, Josselin, Moncontour… – ne doit cependant pas cacher une réalité infiniment plus diverse : sous des formes beaucoup plus discrètes mais vivantes, toutes les paroisses célèbrent aussi leur pardon annuel. Les chapelles de quartier connaissent pourtant des destins plus incertains à partir de la guerre 1914-1918. Beaucoup d’entre elles sont jugées désormais moins utiles au culte, l’accès à l’église du bourg étant facilité par l’amélioration des chemins ruraux. L’indifférence les menace alors fréquemment : quand le clergé n’y tient pas, quand les voisins laissent faire, quand la chapelle se dégrade, il n’est pas rare que les petits pardons s’interrompent. Il suffit pourtant de peu, parfois, pour que des renaissances se produisent. Des braises qui perdurent ici ou là jaillit, à partir de 1980, un surprenant élan collectif autour des chapelles : les associations fleurissent et relèvent les bâtiments menacés de disparaître. En bien des lieux, les pardons sont célébrés à nouveau, occasion appréciée de souder les habitants du quartier, d’intégrer les enfants et les nouveaux venus, de revoir ceux qui, partis ailleurs, reviennent pour la circonstance.

Les grands pardons continuent d’évoluer au XXe siècle. La présence des foules ne se dément pas, qui incluent désormais une proportion importante de touristes, particulièrement au cours de l’été et en bord de mer. Le volet festif tend alors à l’emporter sur la dimension pénitentielle qui se maintient discrètement dans les hauts-lieux (veillée du soir, marcheurs du petit matin…). Au fil du XXe siècle, les signes d’identité bretonne (langue, costumes, cantiques, danses…) s’affichent d’autant plus nettement qu’ils ne sont plus, pour un nombre croissant de participants, une pratique quotidienne. Malgré l’érosion sensible du nombre des fidèles, diverses innovations suggèrent que la dimension religieuse du pardon parvient à attirer de nouveaux publics : pardon islamo-chrétien à Vieux-Marché (à partir de 1954), pardon des motards à Porcaro (1978), pardon des surfeurs à Tronoën et Camaret… Quant à la partie profane, elle demeure inscrite au calendrier des animations locales : repas pris en commun, musique, fest-noz, course cycliste du jour ou du lendemain…

À tous ces titres, l’histoire des pardons permet de dire que la société bretonne a trouvé en eux l’une de ses manifestations les plus englobantes, tant par l’ampleur des participants, la diversité du contenu et la richesse des significations.

 

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Auteur : Georges Provost, « La Bretagne, terre de pardons », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 18/11/2025.

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Proposé par : Bretagne Culture Diversité