L’Affaire de Bretagne, 1763-1774

Auteur : Gauthier Aubert / novembre 2016
« Une affaire à peu près inintelligible » : ainsi Mona Ozouf résume-t-elle ce qui a été pourtant une des plus grandes et des plus passionnées affaires politiques de la fin de l’Ancien Régime français. Tantôt appelée « l’affaire de Bretagne », tantôt qualifiée « d’affaire La Chalotais », cet épisode, qui dure une dizaine d’années, a ainsi mis la Bretagne au cœur de l’actualité politique française, et a vu l’opposition de deux hommes : le procureur général du roi au parlement de Bretagne, de Caradeuc de La Chalotais, et le duc d’Aiguillon, commandant en chef pour le roi en Bretagne.

Exigences fiscales et libertés bretonnes


Tout commence avec les exigences fiscales de la monarchie, qui cherche à financer la guerre de Sept Ans (1756-1763) qu’elle vient de livrer contre l’Angleterre. Aux états de Bretagne, les députés de la province rechignent, au nom des privilèges fiscaux de la Bretagne. Bientôt, le parlement de Rennes affiche sa solidarité avec les états, et accuse de despotisme le duc d’Aiguillon, principal représentant du gouvernement (1764). L’affaire de Bretagne est lancée.
Alors que le gouvernement espère un prompt apaisement, et donne pour cela quelques gages, le parlement maintient une position forte qui conduit à radicaliser la situation. Durant quelques mois, une véritable partie d’échecs se joue entre Versailles et Rennes, qui voit l’exacerbation des tensions. Trois gentilshommes bretons jugés trop agités sont exilés par d’Aiguillon. De son côté, le parlement ordonne la lacération d’un ordre du roi exigeant le prélèvement d’une taxe. Puis, l’ensemble du parlement est convoqué par le roi, ce qui ne change rien : en mai 1765, les magistrats décident de démissionner.

La Chalotais

Louis-René de Caradeuc de La Chalotais, Musée des beaux-arts de Rennes
À la cour, on estime que le responsable de tout cela est La Chalotais. Ce brillant personnage caractéristique des élites provinciales éclairées, qui s’est illustré il y a peu en contribuant à l’expulsion des Jésuites et auquel on prête quelques ambitions ministérielles liées à ses compétences dans le domaine agronomique, est brusquement arrêté en novembre 1765, et transféré au château du Taureau, en baie de Morlaix, puis interné à Saint-Malo.
Que lui reproche-t-on ? De ne pas avoir joué pleinement son rôle de représentant du roi au parlement sans doute, d’être l’âme de l’opposition aussi certainement, mais également, apparemment, d’avoir été associé à d’obscures menées politiques impliquant des maîtresses de Louis XV et dont le but ultime aurait été de le propulser au gouvernement.
Mais La Chalotais ne se laisse pas faire et, depuis sa prison, rédige un texte enflammé dans lequel il se pose en martyr de l’arbitraire. Voltaire lui-même s’enflamme pour sa cause, et La Chalotais devient rapidement à la fois un héros des Lumières et de la Bretagne, dans ce qui prend l’allure d’une véritable bataille d’opinion. À Paris, Louis XV impose au parlement, qui se déclare solidaire des Bretons, une spectaculaire leçon d’absolutisme restée célèbre sous le nom de « séance de la Flagellation » (1766).

Les Ifs et les Orangers


La société politique bretonne – noblesses et bourgeoisies – se fracture alors de son côté comme jamais sans doute depuis la Ligue, entre une minorité qui choisit de rester fidèle au roi (les Ifs, pour « jean  foutre »), et la majorité qui entend défendre les « libertés bretonnes » (les Orangers). Le duc d’Aiguillon parvient à reconstituer un parlement avec quelques fidèles, qui sont littéralement ostracisés. L’affaire, de libelles en pamphlets, de chansons en gravures, a cessé alors d’être une banale et feutrée querelle politique, pour devenir un sujet passionnel, alimenté par une multitude de rebondissements. À Rennes en particulier, épicentre du conflit, la querelle devient le centre de toute la vie publique.
Face au blocage, un apaisement se dessine à la faveur de la démission de d’Aiguillon, qui polarisait toutes les haines. En 1769, un arrangement fiscal est même trouvé et le parlement démissionnaire est rétabli. À Rennes surtout, mais aussi à Quimper, Nantes ou Saint-Malo, la Bretagne est en fête. Toutefois, La Chalotais, exilé entre-temps à Saintes, n’est pas autorisé à rentrer en Bretagne.

Hôtel Marbeuf (ex Caradeuc) appartenant à La Chalotais, il y fut arrêté en 1765 et y décéda en 1785. Wikipedia

L’affaire des parlements


L’affaire tend alors à prendre une tournure nationale quand s’ouvre le procès du duc d’Aiguillon par le parlement de Paris. Le roi interrompt la procédure, ce qui suscite l’émoi des magistrats et de l’opinion éclairée. La crise reprend donc, et débouche sur la réforme Maupeou, du nom du chancelier en place : les incommodes parlements sont remplacés par des cours de justice avec des magistrats qui ne sont pas propriétaires de leurs charges. À nouveau, l’accusation de despotisme fuse de toutes parts. Entre-temps, d’Aiguillon est lui-même devenu ministre des affaires étrangères et constitue, avec l’abbé Terray (aux finances) et le chancelier Maupeou, un redoutable « triumvirat ».
La mort de Louis XV en 1774 marque l’ultime tournant. Son successeur, en effet, entend commencer son règne dans la sérénité et renvoie l’équipe ministérielle qui a opéré le virage autoritaire des dernières années de Louis XV. Louis XVI rappelle en outre les parlements dans leur ancienne forme et autorise La Chalotais à revenir en Bretagne. Le retour de celui-ci dans la capitale de la Bretagne est un triomphe.
 

CITER CET ARTICLE

Auteur : Gauthier Aubert, « L’Affaire de Bretagne, 1763-1774 », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 23/11/2016.

Permalien: http://bcd.bzh/becedia/fr/laffaire-de-bretagne-1763-1774

  • Aubert Gauthier, « Le duc d’Aiguillon, La Chalotais et l’Affaire de Bretagne », dans Dominique Le Page, 11 questions d'histoire qui ont fait la Bretagne, Morlaix, Skol Vreizh, 2009, p. 209-234 (la plus récente synthèse).
  • Carré Henri éd. La Chalotais et le duc d’Aiguillon, correspondance du chevalier de Fontette, Paris, Librairies-imprimeries réunies, 1893 (disponible sur Gallica : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb304483688).
  • Chaline Olivier, « Les gens du roi, "hommes du roi" ? », dans A.-J. Lemaître, O. Kammerer éd., Le pouvoir réglementaire, Rennes, 2004, pp. 223-240.
  • « Bretagne, noblesse et dévotion : les Le Prestre au Parlement de Rennes », dans A.-M. Cocula, J. Pontet éd., Itinéraires spirituels, enjeux matériels en Europe. Mélanges offerts à Philippe Loupès, Bordeaux, 2005, t. II, pp. 59-84.
  • « Les infortunes de la fidélité. Les partisans du pouvoir royal dans les parlements au XVIIIsiècle », dans HES, 3, 2006, pp. 335-353 (disponible sur Persée : .http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hes_0752-5702_200...).
  • « Qui sont les Ifs ? » dans C. Le Mao, dir., Hommes et gens du roi dans les parlements de France à l’époque moderne, Bordeaux, MSHA, 2011, pp. 55-66.
  • Daireaux Luc, Le feu de la rébellion ? Les imprimés de l’Affaire de Bretagne (1764-1769), Paris, Honoré Champion, 2011, préface de Gauthier Aubert.
  • Lemaître Alain J., « La Chalotais : de la cause de la nation à une fortune personnelle », dans C. Le Mao, dir., Hommes et gens du roi dans les parlements de France à l'époque moderne, Bordeaux, MSHA, 2011, pp. 155-170 et « La Chalotais et l’État : questions sur le despotisme éclairé », Parlements, revue d’histoire parlementaire, n° 1, janvier 2011.
  • Meyer Jean, La Chalotais. Affaires de femmes et affaires d’État sous l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 1995.
  • Pocquet du Haut-Jussé Barthélémy, Le duc d'Aiguillon et La Chalotais, Paris, Perrin, 1900, 3 volumes (reste le travail de référence).
  • Pocquet du Haut-Jussé Barthélémy, Histoire de Bretagne, tome 6 : 1715-1789, Rennes, J. Plihon et L. Hommay, 1972 (réédition de l'ouvrage de 1914 qui reprend de manière synthétique les acquis du livre précédent) ; disponible sur le site de la BU de Rennes 2 : http://bibnum.univ-rennes2.fr/items/show/354.
     

 

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