Le 4 juin 1961, un groupe de paysans s’emparait des urnes électorales, près de Pont-l’Abbé, et les brûlait, concluant ainsi une semaine de manifestations parfois violentes qui virent notamment la dégradation d’une gare. Une semaine plus tard, la ville de Morlaix était investie et sa sous-préfecture occupée par 5 000 agriculteurs en colère. Née de configurations locales, l’agitation gagnait la Bretagne tout entière puis nombre de régions françaises, faisant prendre conscience au pays de la gravité d’une crise agricole que seuls les spécialistes voyaient poindre.
L’éternelle jacquerie ?
Cette action collective à forte intensité symbolique ne manqua pas d’intriguer sur le coup. Certains observateurs pressés y virent la simple résurgence d’une tradition de « jacquerie », un poujadisme rural. D’autres, plus lucides, entrevirent la percée d’un nouveau type de syndicalisme. Avec la distance du temps, on peut affirmer aujourd’hui que cette violence paysanne du printemps 1961 est révélatrice des tensions qui affectent les modes d’insertion de la paysannerie dans la société française moderne et, partant, de la naissance d’un cadre d’action pour le groupe de pression agricole sous la Cinquième République. Éclairons donc la spécificité du contexte, avant de préciser les formes de cette nouvelle stratégie paysanne envers le pouvoir.
Le poids du contexte
Les événements finistériens prennent tout leur sens en s’accordant à un moment, à des lieux et à des hommes. L’irruption de la « question » paysanne est d’abord liée à une conjoncture nationale spécifique : les mesures agricoles du nouveau pouvoir gaulliste (suppression de l’indexation des prix agricoles, loi d’orientation dont l’application tarde) ont entretenu les réactions hostiles des agriculteurs à l’échelle de la France tout entière. Des caractères originaux expliquent ensuite que la Bretagne, le Finistère en particulier, posent plus brutalement qu’ailleurs certains problèmes de fond. C’est là en effet que s’illustrent les désillusions de la révolution technique agricole, à savoir le blocage des agriculteurs modernisés dont l’augmentation de la production conduit à une impasse dans la mesure où la commercialisation échappe à leur contrôle. Enfin, certains acteurs du printemps finistérien révèlent les mutations du syndicalisme agricole. Les événements mettent en valeur une structure syndicale cantonale qui fournit l’essentiel des troupes et des cadres. Directement issue de la réforme des modalités de scrutin de la FDSEA, elle voit émerger des hommes nouveaux, de jeunes leaders élus par leurs pairs en fonction de leur charisme naissant et de leur identification aux problèmes vécus par tous : Pierre Hénot dans le pays bigouden, Alexis Gourvennec et Jean-Louis Lallouet dans le Léon, ces derniers valorisant ici leur culture jaciste (« voir, juger, agir »). Ils savent précipiter chez tous les primeuristes, et au-delà chez les polyculteurs et éleveurs, une conscience plus grande de l’enclavement des zones de production bretonne et de la régulation incertaine du marché agricole national. Ils le font à travers une stratégie inédite.
Une violence organisée
L’examen attentif du comportement des responsables du mouvement indique une gestion rationnalisée des ressources de la violence qui se situe bien au-delà de la traditionnelle « fureur » paysanne. Il y a tout d’abord une production continue de l’événement à l’usage des médias et du pouvoir à travers des prises de position et d’une théâtralisation qui visent à transformer un problème local en problème national (la réunion d’information du 25 mai à Carhaix où il est dit que « quand la raison ne paie plus, il faut être déraisonnable »). C’est ensuite la gestion de la menace graduée à partir du 30 mai : des casses sont inévitables, un ministre en visite peut être enlevé, des candidats aux cantonales vont être sondés... Rien n’est moins spontané que ces mises en scène successives où il s’agit de fabriquer, à l’attention de l’opinion, une action qui tranche avec l’ordinaire et d’accéder aux feux de l’actualité. Enfin, c’est l’escalade programmée des menaces et des violences qui enferme les manifestants : la médiatisation des premières actions (obstruer les rues, barrer les routes) décuple l’effet mobilisateur du mouvement, ce qui accroît ses exigences (réunir immédiatement le FORMA, voir directement le ministre) et donc son durcissement (la gare, les urnes, la sous-préfecture). Dernière chose : la volonté constante de se présenter comme un groupe représentatif du département, de la région, de la profession tout entière en lutte afin « qu’il y ait une politique agricole digne de ce nom ».
Cinq colonnes à la une du 7 juillet 1961, ORTF - INA
Une nouvelle relation profession agricole-État
Dans son assemblée générale du 28 mars 1962, la FDSEA du Finistère précisait que l’action directe de l’année passée ne prenait « sa vraie valeur » que comme « moyen » d’aboutir à une véritable politique agricole et à la « prise en charge par nous-mêmes de l’orientation et de l’évolution ». La loi complémentaire à la loi d’orientation agricole de 1960 sera votée et mise en œuvre cette même année 1962. La SICA de Saint-Pol de Léon allait pour sa part commencer son aventure économique. C’est bien là la genèse de l’histoire à venir des relations entre les agriculteurs et l’État, nouant dans le même temps la concertation avec les pouvoirs publics (la co-gestion avec le ministère de l’Agriculture), et la violence contre les symboles de l’autorité publique.