Les bretagnes, une production textile de premier plan
En 1686, dans un fameux mémoire rédigé pour Seignelay, le secrétaire d’État de la Marine, Patoulet, commissaire-général envoyé à Cadix via Saint-Malo, signale que « ces toiles bretagnes sont estimées par les Espagnols » qui « en consomment une très grande quantité », rapportant de l’ordre de 4,75 millions de livres tournois, deux fois plus que les crées, ces toiles de lin tissées dans le Léon, dix fois plus que celles de Fougères ; seules, à l’échelle du royaume, les toiles de Rouen sont à un niveau comparable à ce que Patoulet nomme « les toiles de Quintin et de Pontivis ».
Certes, le marché espagnol n’est que l’un de ceux vers lesquels s’exportent les productions bretonnes : les Îles britanniques – de moins en moins cependant –, les Provinces-Unies, les Pays-Bas espagnols, les Antilles ou les colonies françaises d’Amérique en constituent d’autres. Il n’en reste pas moins que le mémoire du commissaire-général révèle la nouvelle hiérarchie de la production bretonne : alors que les crées avaient dominé les XVIe et XVIIe siècles, permettant la construction des fameux enclos paroissiaux du Léon, la fermeture du marché anglais à partir des années 1670 fait que le XVIIIe est le siècle des bretagnes.
Quatre marchés principaux
La production s’organise autour de quatre villes-marchés, où tisserands et marchands échangent fils et toiles, mais aussi où ces toiles sont contrôlées et marquées à compter du XVIIIe siècle. Quintin constitue la principale de ces villes-marchés, en raison notamment de son ancienneté : on y compte 83 marchands dans les années 1780, tandis que 25 autres y viennent commercer régulièrement. Mais les marchés d’Uzel, Moncontour et surtout Loudéac (194 marchands répertoriés à la même époque, dont 40 pour la seule petite ville) ont pris peu à peu une certaine ampleur, même si les plus influents des négociants restent sans doute les Quintinais. Depuis ces quatre villes, les balles de toiles sont transportées par voie de terre vers les ports d’exportation : Nantes pour l’essentiel au XVIe siècle, puis Saint-Malo principalement ensuite, Morlaix de manière très secondaire, très exceptionnellement Saint-Brieuc, dont le port du Légué ne profitera jamais de sa proximité avec la zone de production.
Les marchands de Vannes et Lorient obtiennent la possibilité d’exporter ces toiles en 1740 et 1745. Les flux depuis ces ports restent très limités cependant - Gallica
Le rôle ambivalent de l’État dans l’organisation de la production
Si le commerce des toiles bretagnes se concentre sur quatre marchés, c’est en raison de la volonté de l’État colbertien de contrôler la qualité des produits. Par des règlements successifs, dont les principaux sont ceux de 1676 et 1736, la zone de production des toiles bretagnes est devenue une « manufacture » : désormais, en s’assurant du respect par les producteurs de normes très strictes quant à la largeur des toiles, au nombre de fils de chaîne, de trame, etc., l’État et ses inspecteurs des manufactures garantissent aux acheteurs étrangers une qualité – presque – irréprochable des produits. C’est cette garantie, entre autres, qui permet le succès à l’exportation de ces toiles, favorisant ainsi la relative prospérité de la zone de production des bretagnes.
Les protestations contre les excès de contrôle, le zèle de certains inspecteurs sont récurrents tout au long du XVIIIe siècle. Mais, après avoir pesté contre cette réglementation, certains négociants se plaignent de la déréglementation consécutive à la libéralisation du commerce après 1790-1791, une déréglementation qui accroît le déclin de la manufacture : sans garantie de qualité, les toiles bretonnes ne peuvent guère plus concurrencer celles d’autres provenances, de Silésie (Prusse) notamment, moins chères qui plus est.
La lutte contre la contrefaçon est ici essentielle. En 1719 et 1732 par exemple, ce sont les Lavallois qui sont visés par des arrêts du conseil d’État - Gallica
Une conjoncture irrégulière
La production des toiles bretagnes, en raison notamment de sa dépendance à l’égard du marché espagnol, est en effet liée à une double conjoncture. D’une part à la qualité des relations avec l’Espagne et aux possibilités de commercer avec Cadix : chaque nouveau conflit contre la monarchie espagnole, mais aussi contre l’Angleterre, en raison de la maîtrise des mers presque totale de la Navy, vient entraver voire suspendre les exportations depuis Saint-Malo ou Nantes. D’autre part, à cette conjoncture diplomatique internationale s’ajoutent les effets de la conjoncture économique : la montée de la concurrence des toiles de Silésie à la fin du XVIIIe siècle, les crises démographiques et économiques à répétition des années 1740 viennent plus ou moins durablement fragiliser l’économie toilière.
Avec la fermeture des marchés étrangers pendant la Révolution, alors que, dans le même temps, les troubles intérieurs liés à la chouannerie viennent profondément déstabiliser la production, l’espoir d’un retour à la situation d’avant 1789 reste vain. Les tentatives de conquête du marché français, les améliorations techniques telles que l’introduction des navettes volantes dès 1806 ou, dans les années 1840, de métiers Jacquard à Quintin, ne permettent pas d’enrayer l’irrémédiable déclin de la zone de production des toiles bretagnes dans la première moitié du XIXe siècle.
S’il reste bien quelques tisserands dans les années 1850-1870 entre Quintin et Loudéac, cette activité n’est plus que l’ombre d’elle-même. L’importance de l’émigration depuis cette zone, dès les années 1830, dit bien qu’un monde s’en est allé. Les expériences d’un Joseph Léauté à Uzel à partir des années 1870, dont la suite est prise par M. Planeix dans les années 1930, ne sauraient cacher la profondeur de la crise que connaît la zone de la jadis prospère manufacture des toiles bretagnes.