La loutre d’Europe

Auteur : François de Beaulieu / mai 2024
Discrète superprédatrice de nos eaux douces, la loutre d’Europe (Lutra lutra) aurait disparu de Bretagne sans d’énergiques mesures de protection. Aujourd’hui, on dispose de nombreuses précisions sur ses populations grâce à un réseau de naturalistes passionnés qui savent détecter sa présence sans la déranger. Et les nouvelles sont bonnes.

Une adaptation parfaite à la vie aquatique

Son corps est fuselé, ses pattes sont palmées, sa fourrure est si dense qu’elle compte jusqu’à 80 000 poils au cm². Le castor n’en compte pas plus de 23 000. Le ragondin et le rat musqué (qui furent élevés pour leur fourrure) culminent, dans le meilleur des cas, à 14 000 poils au cm². On comprend mieux pourquoi la peau de loutre était appréciée par les fourreurs et pourquoi les premiers aviateurs privilégiaient la pelisse de loutre pour se protéger du froid.

Trop souvent, la loutre est confondue avec le vison d’Amérique, très présent, même de jour, sur les rivières et les côtes de Bretagne. La différence de taille est pourtant considérable : 6 à 10 kg pour la première et 1 kg pour le second.

La loutre est surtout active la nuit. Le jour, elle se repose dans un abri nommé « catiche », bien caché par la végétation, sous la souche d’un gros arbre, dans un vieux terrier, entre des rochers. Dans l’idéal, l’entrée de la catiche est sous le niveau de l’eau et dotée d’un conduit d’aération. Les opérations d’entretien des rivières doivent donc tout particulièrement en tenir compte et veiller à ne pas intervenir sur les abords de ces caches. C’est bien sûr là aussi que la femelle met bas de un à trois loutrons. Ils accompagneront leur mère pendant six à dix-huit mois.

Les poissons de petite taille représentent près de 80 % des proies capturées, mais les crapauds et les grenouilles, les oiseaux (poules d’eau), les petits mammifères (campagnols amphibies, jeunes rats musqués) peuvent constituer la moitié du poids de ce qui est mangé. Ce sont généralement 5 à 15 km de rives qui sont exploités par une loutre.

Si la loutre est particulièrement difficile à observer, elle laisse diverses preuves de sa présence qui suffisent aux naturalistes pour contrôler et estimer ses populations : traces sur les bancs de sable, coulées dans l’herbe des berges et, surtout, « épreintes ». Ces dernières sont les crottes huileuses, souvent truffées d’arêtes et d’écailles, et au parfum rappelant certains tabacs, qui servent à marquer le territoire de la loutre.

De la montagne à la mer

On estime qu’au XIXe siècle, la loutre occupait la quasi-totalité des cours d’eau bretons et même de larges portions du littoral. Malgré des aménagements brutaux sur les cours d’eau et une chasse impitoyable, il y avait encore deux populations relativement denses et quelques petits noyaux épars à la fin des années 1970, quand des naturalistes ont commencé à se mobiliser pour la protection de l’espèce.

Carte de répartition de la loutre en Bretagne. Source : Groupe mammologique breton. 2023

D’une part, les hauts de bassins du centre-ouest Bretagne, bien insérés dans des milieux naturels remarquables, ont assuré le maintien d’une population dynamique représentant les deux tiers des loutres bretonnes ; d’autre part, le littoral du sud de la région et ses vastes zones humides (dont la Grande Brière) constituaient un second pôle. Une étude génétique publiée en 2018 a montré que ces deux populations présentaient des profils différenciés : les individus issus de la zone allant du golfe du Morbihan à la Loire-Atlantique se rattachant à la population du littoral Atlantique, tandis que ceux du centre-ouest montraient une forte homogénéité associée à un isolement déjà ancien. C’est à partir de ce noyau que s’est opéré l’essentiel du redéploiement de l’espèce. Toutefois, on peut noter que la reconquête du bassin du Couesnon s’est réalisée à partir d’un tout petit noyau normand et que les loutres ont une capacité à se déplacer sur de grandes distances, ce qui devrait permettre un bon brassage génétique.

Loutre debout. Photo : Xavier Grémillet. Groupe mammologique breton.

Une fois obtenue la protection légale de l’espèce en 1981, un travail de longue haleine pour enrayer le déclin de la loutre a été engagé, essentiellement porté par le Groupe mammalogique breton. Parmi les causes de déclin de l’espèce, la mortalité routière est loin d’être négligeable : sur presque 200 cadavres trouvés, 86 % sont liées à des collisions avec des automobiles. Il se trouve que, face à un courant trop fort ou, à l’inverse, un niveau d’eau trop faible, la loutre préfère passer par le haut des ponts plutôt qu’en dessous. Une cinquantaine de passages à loutres ont été réalisés sur les principaux points noirs connus, même si cela reste insuffisant au regard des 18 000 km de routes de la région et de son impressionnant chevelu hydrographique.

Pour limiter les dérangements, près de 70 « havres de paix » ont été créés en signant des conventions avec les propriétaires de parcelles bordant les rivières ou certains étangs ; un important travail d’information a par ailleurs été réalisé auprès des aménageurs, des collectivités, des particuliers et des sociétés de pêche. Dans des zones dépourvues d’abris naturels, des catiches artificielles ont même été construites, comme ce fut le cas, par exemple, sur les rives du Gouët, près de Saint-Brieuc

Une reconquête exceptionnelle

Depuis sa création en 1988, le Groupe mammalogique breton a progressivement mis en place un réseau collectant les indices de présence de la loutre, ce qui a permis de suivre les phases de la belle reconquête d’anciens territoires occupés par l’espèce. La région a été découpée en carrés de 5 km de côté et des bénévoles et des salariés assurent des prospections régulières, tant sur le front de la reconquête que là où aucun indice n’a été signalé pendant quatre ans. La carte dressée dans le cadre de l’Atlas permanent des mammifères de Bretagne cumulait, au début de l’année 2024, pas moins de 10 990 observations recueillies par 1 125 naturalistes.

Ce qui est certain, c’est qu’à ce jour, l’espèce a retrouvé ses principaux bastions du passé, seule l’Ille-et-Vilaine présente encore de larges blancs et des secteurs où les observations restent sporadiques, ce qui met en évidence la forte dégradation des milieux. C’est l’une des plus belles réussites de la protection de la nature en Bretagne.

 

CITER CET ARTICLE

Auteur : François de Beaulieu, « La loutre d’Europe », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 30/05/2024.

Permalien: https://bcd.bzh/becedia/fr/la-loutre-d-europe

BIBLIOGRAPHIE

  • Bourdon Jacques, Livre d’or de la chasse en Bretagne, 2 vol., autoédition, Saint-Brieuc, 2015.
  • Groupe mammalogique breton, Atlas des mammifères de Bretagne, Locus Solus, 2015.
  • Tinguy de Nesmy Georges (comte de), La Chasse de la loutre aux chiens courants, autoédition, Nantes, 1895. Disponible, avec ses illustrations sur :
  • https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30414204.texteImage
  • La page consacrée à la loutre sur le site du GMB : https://atlas.gmb.bzh/espece/60630

Proposé par : Bretagne Culture Diversité