La mission de folklore musical en Basse-Bretagne

Autrice : Marie-Barbara Le Gonidec / avril 2023
Durant l’été 1939, le Musée national des arts et traditions populaires missionne trois enquêteurs pour mener une collecte en Basse-Bretagne. Leur travail porte sur différents aspects ethnomusicologiques, mais fait également la part belle à l’étude linguistique du breton. Réalisée auprès de 123 personnes rencontrées dans une vingtaine de bourgs du Morbihan et du Finistère, elle permet de recueillir 7 heures de musique enregistrée, 437 photographies, 23 minutes de film muet, et produit des centaines d’archives textuelles. Cette mission, bien qu’encore qualifiée de « folklore », constitue la première enquête réalisée en France dans le contexte de l’émergence d’une nouvelle discipline : l’ethnologie.

Entre le 15 juillet et le 26 août 1939, le Musée national des Arts et Traditions populaires entreprend une vaste enquête en Basse-Bretagne. La région est choisie pour son isolement géographique, gage d’une « authenticité » supposée perdue ailleurs. A priori, l’organisation d’une telle mission n’a rien de nouveau. Les collectes de littérature orale ont été initiées un siècle plus tôt, notamment par Théodore Hersart de La Villemarqué et son recueil, le Barzaz-Breiz, qui marque le début d’une longue suite de publications de folkloristes. L’innovation vient en réalité de la méthode et des moyens que met en place Georges Henri Rivière, le directeur de la jeune institution, créée deux ans plus tôt à Paris, sous le Front populaire. Il s’agit d’une méthode scientifique basée sur le recrutement de deux chercheurs complémentaires : Claudie Marcel-Dubois, pianiste et musicologue, diplômée de l’École du Louvre, et l’abbé François Falc’hun, linguiste diplômé de l’École Pratique des Hautes Études à Paris, spécialiste du breton. Des moyens techniques sont mis en œuvre : Jeannine Auboyer, gagnante d’un concours de photographie et élève de l’École du Louvre, est chargée de manier appareil photo et caméra et – ce qui est tout à fait nouveau – un phonographe. Cet appareil s’avère d’ailleurs indispensable pour cette enquête ethnomusicologique, car l’enregistrement permet une analyse musicale bien plus fiable. De plus, c’est aussi, pour le musée, le moyen de constituer les toutes premières collections sonores.

Une mission longuement préparée et… critiquée

L’enquête s’intéresse en effet à la musique, mais aussi à la danse, à la linguistique, à la sociologie du chanteur et de l’instrumentiste (sa biographie, son milieu social) ainsi qu’aux instruments, accessoires, costumes et coutumes. Ces éléments ne pourront tous être pris en compte. La part belle sera finalement donnée à la littérature orale à travers la collecte des chants (198 au total) et à l’enquête linguistique (notation phonétique des textes chantés). Dès le début de l’année, les enquêteurs se préparent, en menant des recherches bibliographiques et en rédigeant des rapports administratifs et scientifiques pour les chercheurs patentés qui les encadrent, tels le linguiste Pierre Le Roux ou l’ethnomusicologue André Schaeffner. Par ailleurs, Claudie Marcel-Dubois et François Falc’hun s’appuient, pour déterminer les points d’enquêtes et les informateurs à rencontrer, sur le dépouillement d’un questionnaire qu’ils ont élaboré et envoyé en nombre aux notables, ecclésiastiques, cercles celtiques ou figures reconnues du mouvement breton. Cela permet également de constituer un réseau de personnalités locales qui leur seront précieuses sur le terrain.

Lettre de réponse au questionnaire envoyée par Xavier de Langlais à Georges Henri Rivière, reçue le 2 juin 1939. Archives nationales (enquête en Basse-Bretagne 1939, FRAN_0062_2557).

Cela dit, l’envoi de ce questionnaire ayant fait connaître le projet, certains destinataires, tels qu’Erwanez Galbrun, la co-directrice de la Fédération des cercles celtiques, Jean Delalande, d’Ar Falz, ou Loeiz Herrieu, écrivain et fondateur de la revue Dihunamb, se sont manifestés auprès de Georges Henri Rivière, le directeur du musée : ils critiquent cette opération « gouvernementale » d’une institution publique, confiée à des « inconnus », parisiens de surcroît, alors que, selon eux, il est tout fait en haut lieu pour exterminer langue et culture bretonnes qui vont ici être « volées » aux Bretons. Il faut dire que Claudie Marcel-Dubois et François Falc’hun ne sont pas les chercheurs reconnus qu’ils deviendront plus tard. À ses détracteurs, Georges Henri Rivière répond par courrier que l’un est bien breton, né à Bourg-Blanc à côté de Brest, l’autre est d’ascendance bretonne ayant des origines du côté de Plancoët. Il ajoute qu’il ne s’agit pas d’amateurs mais de diplômés, et il explique, par voie de presse, que sa nouvelle institution a aussi pour vocation de transmettre le folklore populaire. D’ailleurs, en 1942, il se rendra avec François Falc’hun à l’université de Rennes pour la remise officielle d’une copie des photographies et des disques.

Sur le terrain dans le contexte d’une période troublée

Suite à leurs recherches préparatoires, François Falc’hun choisit, parmi de nombreuses possibilités, de se rendre en terra incognita… Fils de Léonards et monolingue jusqu’à l’âge de 6 ans, il a appris le breton lettré au collège de Lesneven puis a suivi des études de celtique à Paris. Mais l’abbé ne maîtrise pas bien les variantes dialectales du breton et, notamment, l’idiome du pays vannetais, qui l’intéresse sur le plan linguistique. Il est aussi décidé de couvrir le sud du Finistère, en raison notamment de la présence espérée de sonneurs de biniou-bombarde. L’incursion la plus au nord sera le séjour à Scrignac, en Centre-Bretagne. Le terrain est ainsi organisé en six grandes étapes, rayonnant autour d’une localité principale : Surzur et Brandérion, puis Penmarc’h, Quimper, Gourin et enfin Châteauneuf-du-Faou.

Carnet de note des informateurs rencontrés sur le terrain tenu par François Falc’hun. Archives nationales (enquête en Basse-Bretagne 1939, FRAN_0062_4040).

Le 15 juillet 1939, Claudie Marcel-Dubois et Jeanine Auboyer retrouvent, à Surzur, dans la presqu’île de Rhuys, l’abbé Falc’hun parti huit jours plus tôt pour se familiariser avec le parler local. Si, au début, et malgré l’aide de l’artiste Xavier de Langlais, originaire de Sarzeau, ils ont quelques difficultés à gagner la confiance de leurs interlocuteurs, l’enquête débute sans encombre.

Surzur (56), le 24 juillet 1939. De gauche à droite, F. Pavec, C. Daniel, M. Mitton, F. Le Brun dans l’arrière salle de l’auberge-épicerie de Mme Le Gall, attendent d’être enregistrés. © Mucem, Jeannine Auboyer, ph.1940.2.18.

Elle se poursuit de la même manière sur le reste du territoire, avec, parfois, des aléas techniques (panne de l’enregistreur), mais aussi relationnels, certaines personnes s’avérant réticentes : mais le rôle de l’abbé Falc’hun, pratiquant le breton, est un véritable atout. Ce climat de méfiance est aussi dû à la situation internationale : la guerre menace. Prévue jusqu’à la mi-septembre, la mission prend fin le 26 août 1939, Georges Henri Rivière demandant à Claudie Marcel-Dubois et Jeanine Auboyer, placées sous sa responsabilité – l’abbé étant sous celle des autorités ecclésiastiques – de rentrer à Paris.

Réalisée auprès de 123 personnes rencontrées dans une vingtaine de bourgs du Morbihan et du Finistère, elle permet de recueillir 7 heures de musique enregistrée, 437 photographies noir et blanc et 23 minutes de film muet. La collecte est évacuée en province dans la crainte de bombardements sur la capitale, et les enregistrements, conservés dans de mauvaises conditions -dans un lieu tenu secret, probablement l'un des châteaux de la Loire- , seront passablement détériorés. Les années de guerre empêcheront Claudie Marcel-Dubois et François Falc’hun d’exploiter les matériaux récoltés, puis, leurs carrières respectives les éloignant, l’un prenant la chaire de Celtique à Rennes, l’autre, la direction du département d’ethnomusicologie du musée, l’enquête ne sera pas publiée de leur vivant. Outre ce matériau, des centaines d’archives textuelles (correspondances, rapports administratifs et scientifiques, coupures de presse, carnets de terrain, croquis, notations musicales et linguistiques, etc.) sont produites (2 684 pièces).

Cette mission est aujourd’hui considérée comme l’acte fondateur de l’ethnomusicologie de la France. Première enquête d’envergure organisée par le musée, elle a permis de valider les nouvelles méthodes de l’enquête ethnographique. Elle constitue aujourd’hui un fonds d’une grande richesse patrimoniale et scientifique, qui a été publié en 2009 et fait aujourd’hui l’objet d’un site internet : https://les-reveillees.ehess.fr/.

CITER CET ARTICLE

Autrice : Marie-Barbara Le Gonidec, « La mission de folklore musical en Basse-Bretagne », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 4/04/2023.

Permalien: https://bcd.bzh/becedia/fr/la-mission-de-folklore-musical-en-basse-bretagne

BIBLIOGRAPHIE

Articles dans Le Gonidec, Marie-Barbara (dir.), Les Archives de la mission de folklore musical en Basse-Bretagne de 1939, éditions du CTHS et Dastum, Paris-Rennes, 2009, 450 pages, 1 DVD.

  • Defrance, Yves, « Claudie Marcel-Dubois (1913-1989) : du folklore musical à l’ethnomusicologie de la France », 
  • Fouin, Christophe et Pérez-Vitoria, Silvia, « Jeannine Auboyer (1912-1990) : photographier et filmer une mission de folklore musical »,
  • Goyat, Gilles, « François Falc’hun (1909-1991) : l’indispensable linguiste de la mission »,
  • Le Gonidec, Marie-Barbara, « Georges Henri Rivière (1897-1985) : la musique pour vocation »,

Sonerezh, sur la route d’une Bretagne sonore, de 1939 à nos jours, catalogue de l’exposition (4 avril-22 juin 2022, BU centrale et BU Musique, université de Rennes 2), éditions Magemi, Rennes, 2022, 146 p.

Webographie

Accéder aux données de l’enquête : https://les-reveillees.ehess.fr/enquetes/basse-bretagne

Revisiter le terrain : http://bassebretagne-mnatp1939.com/virtual-tour-forms.html

Visionner les films : https://urlz.fr/lu3x

Proposé par : Bretagne Culture Diversité