Dès le début de leur mission en Basse-Bretagne, les enquêteurs sont munis d’un appareil indispensable : un phonographe de marque Soubitez-Reterson, qui va les accompagner tout au long de leur périple. « Comme il était convenu, le samedi 15 juillet 1939, vers 3 h. de l’après-midi, les enquêteurs se rencontraient sur la place de l’église à Surzur […]. Mes deux coéquipières m’y attendaient, arrivées directement de Paris par la route avec Philomène. Philomène, au nom de vieille servante, c’était la petite voiture de Melle Marcel-Dubois. Elle se donnait beaucoup de mal pour faire, en terrain plat, ses 40 km à l’heure […]. On l’avait aménagée de façon à fournir le courant [pour l’appareil] et cette installation ajoutait à la gravité naturelle de son allure. J’arrivais de mon côté sur une solide bicyclette à changement de vitesse. Pour faire la paire avec Philomène, je l’appelai Sidonie, en souvenir d’une tortue de mes connaissances, descendante directe, assurément, de celle qu’immortalisa La Fontaine », raconte l’abbé Falc’hun dans une conférence donnée à Rennes en 1942.
«Avait-on jamais vu pareille chose ?»
Recourir au phonographe offre la possibilité pour Claudie Marcel-Dubois et François Falc’hun de rapporter la musique et les paroles des chants bien plus fidèlement que ne pouvait le faire leur oreille. Mais il s’avère que l’importance de l’appareil a largement dépassé le simple soutien technique. En effet, écrit Marcel-Dubois, « il permit de nous faciliter […] une tâche qui aurait été quasi-impossible […] malgré les habiles et délicates entrées en matière que M. l’abbé Falc’hun excellait à prononcer », en breton bien sûr. Le lendemain de l’arrivée des enquêteurs à Surzur, la première séance d’enregistrements est prévue dans l’arrière-salle de l’auberge de Surzur. « Quelques bolées de cidre eurent vite fait de rompre la glace et de délier les langues. Bientôt, les chansons s’envolèrent, explique François Falc’hun. Discrètement, le micro se glissa derrière les bouteilles devant deux chanteuses, tandis que […] les demoiselles [Marcel-Dubois et Auboyer] surveillaient l’appareil […]. Les chanteuses se turent. Et voilà qu’à leur stupéfaction, du coin de la salle, leurs voix reprennent : “Pé oen mé bihan, bihannik…” Chacun retenait son souffle, tendait l’oreille, écarquillait les yeux. Pourtant, on ne voyait rien d’autre au coin de la salle qu’une boîte entr’ouverte, où tournait une espèce de galette noire, avec une aiguille qui lui grattait dessus. C’est de là que venaient les voix. […] Avait-on jamais vu pareille chose ? Aussi chacun fut fier de faire “prendre sa voix”. Le climat favorable était créé dès le premier contact, dans les meilleures conditions, et l’atmosphère de toute la mission s’en ressentit heureusement. […] Le phonographe […] fut un élément essentiel du succès de la mission. »
Une vertu diplomatique
Cette information est d’autant plus intéressante que les enquêteurs avaient été prévenus d’éventuelles difficultés dues à la faible disponibilité des informateurs pendant la période estivale, riche en travaux agricoles, mais aussi à la « psychologie paysanne » qui, selon l’avis de Xavier de Langlais notamment, pouvait constituer un véritable obstacle : « J’insiste pour savoir à l’avance la date de votre venue afin de prévenir mes chanteurs. Surzur est une région de paysans et je crois pouvoir vous assurer qu’il faut les connaître individuellement pour les faire parler ! », écrit-il. François Falc’hun, qui ne manquait pas d’humour, on l’a compris, aurait bien pu, comme il l’a fait pour la voiture et la bicyclette, personnifier le phonographe, et on peut ainsi l’imaginer parlant de leur ingénieur Soubitez-Reterson, qui, bien qu’engagé comme simple agent technique, avait fait preuve d’un talent de diplomate totalement insoupçonné !
