Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial aux XVIIe et XVIIIe siècles

Autrice : Krystel Gualdé / janvier 2024
D’une extraordinaire brutalité, les campagnes françaises sont responsables, à elles seules, de la déportation d’un million trois cent mille Africains. Nantes devient le premier port négrier de France au XVIIIe siècle. 43% des expéditions de traite du royaume y sont lancées. Malgré une première interdiction en 1815, ce commerce, dont les bénéfices sont immenses, perdure jusqu’en 1831.

« Ce qui pétrifie dans l’expérience du déportement des Africains vers les Amériques, sans doute est-ce l’inconnu, affronté sans préparation ni défi. […] Mais cela n’est rien encore. Le terrifiant est du gouffre […]. » Édouard Glissant, « La barque ouverte » dans Poétique de la Relation (Poétique III), Gallimard, 1990.

Les prémices de la traite atlantique nantaise

Durant la seconde moitié du XVIIe siècle, Nantes connaît une croissance remarquable, tant en termes d’aménagements que d’activités, développant l’armement international en s’appuyant sur une flotte grandissante. Ses activités transocéaniques sont vastes, allant de la pêche aux destinations coloniales : ces dernières deviennent de plus en plus privilégiées, principalement après 1660. Il s’agit alors essentiellement de commerce en droiture, c’est-à-dire en relation directe avec les colonies. Toutefois, le commerce négrier nantais s’ébauche.

Au temps des Indes galantes : Nantes, premier port négrier et esclavagiste de France

Au début du XVIIIe siècle, Nantes devient le premier port d’armement du royaume. À ce titre, il assure à lui seul, entre 1707 et 1711, 75 % des expéditions de traite françaises. Mathurin Joubert, Jean Terrien, mais surtout René Montaudouin (1673-1731) sont les principaux armateurs nantais des premières grandes campagnes. Si quatorze navires quittent les berges de la Loire en direction des côtes africaines en 1713, ils sont dix-neuf en 1718, et vingt-quatre en 1721. Leur progression semble irréversible. Il est vrai que Nantes bénéficie alors d’un double atout. Le premier réside dans le fait qu’elle détient, entre 1720 et 1733, grâce à l’intervention du maire, le monopole des ventes de la Compagnie des Indes orientales. Les conséquences sont immédiates. La forte valeur ajoutée des produits indiens et asiatiques est à l’origine d’un enrichissement sans équivalent de la ville, devenue un haut lieu de leur diffusion en Europe de l’Ouest. Le deuxième atout dépend, lui aussi, de la cargaison des navires de retour d’Orient : les pièces de textile rapportées des Indes et les cauris, de petits coquillages ramassés aux Maldives, arrivent dans l’estuaire dans des quantités sans pareil. Ils constituent, en effet, l’un comme l’autre, la valeur principale des cargaisons échangées en Afrique contre des captifs.

L’enrichissement de certains armateurs et négociants est remarquable, même si les profits directs, estimés à 6 %, semblent modestes au premier abord. Ce chiffre nous renseigne essentiellement sur le caractère aléatoire de ce type d’expéditions, qui peuvent se révéler aussi bénéfiques que catastrophiques pour ceux qui y ont participé financièrement. À Nantes, les profits permettent l’accroissement du port dans des proportions jamais égalées. Ils bénéficient directement aux élites marchandes issues de la petite bourgeoisie, de la bourgeoisie du commerce et de l’aristocratie. De plus, ils attirent, comme le faisaient au début du XVIIIe siècle les ventes de la Compagnie des Indes, une vaste communauté de négociants étrangers qui participent activement au développement du commerce négrier ainsi qu’à la redistribution des produits coloniaux à travers toute l’Europe, grâce à des réseaux familiaux bien implantés.

D’une manière générale, la traite coloniale atlantique apparaît sans ambiguïté dans les représentations de ceux et celles qui en sont les acteurs, tout comme elle imprègne leur environnement quotidien. Leurs objets personnels, la décoration de leurs demeures, les ouvrages qui les intéressent, reflètent ce contexte. L’activité elle-même n’est pas remise en question avant la fin des années 1770, et encore ne l’est-elle, alors, que par une infime partie des intellectuels européens. Pour la grande majorité, elle demeure un facteur de réussite sociale irremplaçable, que l’on n’hésite pas à afficher avec fierté. Les familles Wailsh, Grou, Michel, Bouteiller, Trochon, Bertrand, Montaudouin, qui en sont les plus grands bénéficiaires sur plusieurs générations, vivent entourés de multiples objets qui, non seulement l’évoquent, mais la valorisent.

Marguerite Deurbroucq et une femme vivant en esclavage à Nantes Pierre-Bernard Morlot, 1753. ©Château des ducs de Bretagne-Musée d’histoire de Nantes.

L’économie de la traite atlantique n’est pas uniquement celle du « lointain ». Toute une activité locale y prend part. Certaines industries fournissent une partie des biens échangés sur les côtes africaines, quand d’autres se spécialisent dans la transformation des produits de retour. Les acteurs directs et indirects de ce commerce sont nombreux, en amont et en aval des campagnes de traite elles-mêmes, dépassant le cercle des négociants et des armateurs.

Le bilan humain de la traite atlantique est dramatique

D’une extraordinaire brutalité, la traite atlantique a concerné entre treize et dix-sept millions d’hommes, de femmes et d’enfants, sur une période allant de la deuxième moitié du XVIe siècle à la fin du XIXe siècle. Les campagnes françaises, à elles seules, sont responsables de la déportation d’un million trois cent mille Africains. Nantes fut le premier port négrier de France. Quarante-trois pour cent des expéditions de traite du royaume y furent lancées. L’interdiction prononcée en 1815 ne parvient pas à arrêter avant 1831 un commerce dont les bénéfices avaient permis un développement sans précédent de la ville et de ses activités.

Cette histoire, particulièrement longue, douloureuse et complexe, a laissé derrière elle des traces matérielles et de profondes cicatrices, encore visibles aujourd’hui. À Nantes, des noms de lieux, des quartiers d’habitation, des détails architecturaux témoignent à chaque instant, pour celui qui accepte de les voir, de ce que fut le développement colonial d’une ville, d’un territoire, d’un continent, appuyé sur un commerce à nul autre pareil : celui de captifs arrachés à leur terre natale, déportés pour être mis en esclavage dans les colonies européennes.

Les documents d’archives sont innombrables. Ils nous renseignent sur l’organisation, point par point, du commerce négrier et du système esclavagiste. Force est de constater, cependant, que la plupart des collections acquises en France avant 1945 sur ce thème le furent dans un objectif précis : celui de valoriser l’histoire coloniale française. Nantes n’échappe pas à cette règle, lorsque des entrepreneurs, des industriels et des négociants, dans la première moitié du XXe siècle, les constituèrent. Soutenus par la certitude que le XVIIIe siècle fut à l’origine d’un accroissement extraordinaire des activités du port et de la ville, les édiles les acquirent et les conservèrent avec la nostalgie qui caractérise l’évocation d’un âge d’or…

Aujourd’hui, l’objectivité impose ce constat : le patrimoine conservé au Musée d’histoire de Nantes, dans un grand port négrier, ne permet à aucun moment de « raconter » pleinement la vie des personnes mises en esclavage, tout comme il ne donne jamais la mesure de ce que cette condition fut pour celles et ceux qui y furent soumis. Si certaines pièces nous ont transmis le souvenir de ceux et de celles qui furent les victimes de ce commerce et la force de travail des plantations, cette évocation reste ténue, presque invisible… La grande majorité des objets et des documents évoquent, avant toute chose, les rapports de domination d’une catégorie de population sur une autre. En cela, il convient de les tenir à distance, car ils portent intrinsèquement une vision coloniale, dominatrice et raciste, n’étant jamais anodins ou objectifs, même lorsqu’ils passent pour être descriptifs et relativement banals.

CITER CET ARTICLE

Autrice : Krystel Gualdé, « Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial aux XVIIe et XVIIIe siècles », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 15/01/2024.

Permalien: https://bcd.bzh/becedia/fr/nantes-dans-la-traite-atlantique-et-l-esclavage-colonial-aux-xviie-et-xviiie-siecles

BIBLIOGRAPHIE

  • Bertrand Guillet, La Marie-Séraphique, navire négrier, éditions MeMo (Musée d’histoire de Nantes), Nantes, 2009, 190 pages.
  • Krystel Gualdé, L’abîme. Nantes dans la traite atlantique et l’esclavage colonial, 1707-1830, éditions du Château des ducs de Bretagne (Musée d’histoire de Nantes), Nantes, 2021, 324 pages. [Ouvrage labellisé par la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage, lauréat du livre d’histoire de Bretagne en 2022]
  • Krystel Gualdé, Nantes dans la traite atlantique, éditions du Château des ducs de Bretagne (Musée d’histoire de Nantes), coll. Les indispensables, Nantes, 2021, 84 pages.

 

Proposé par : Bretagne Culture Diversité