Vêtements de travail en Bretagne

Chronique d’un progrès social
Auteur : Pascal Aumasson / juillet 2023
Dans la société bretonne, les vêtements de travail sont souvent moins considérés que les costumes traditionnels. Ils s’en distinguent par l’absence de particularités décoratives, comme les broderies ou les superpositions d’étoffes évoquant les identités locales. Et surtout, ils sont portés par tous et toutes, les jours travaillés, et partout.

Longtemps, les travailleurs ont dû improviser avec le peu dont ils disposaient, se protégeant par des accessoires rapportés sur les vêtements de tous les jours : des jambières en serpillières tenues par des rebuts de chambres à air pour les carriers, des tabliers renforcés pour les fendeurs, les sabotiers ou les forgerons, des surtouts et des chaperons comme le kalaboussen, une sorte de passe-montagne pour les goémoniers du Léon. En mer, les marins portaient communément d’amples capotes, les kapo bras, fabriquées avec des morceaux de la même toile que celle de la voile de leur embarcation ; à la grande pêche, pour résister à la pluie, aux embruns et aux vents, ils endossaient des « cirages », des vêtements confectionnés en toile enduite d’huile de lin pour les imperméabiliser.

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la révolution industrielle, le machinisme et les grands travaux exposent le corps des travailleurs à des tâches pénibles et dangereuses. Ceux-ci se tournent alors vers des textiles résistants et peu salissants, vers des formes ajustées au corps pour ne pas être arrachées par les courroies ou les engrenages mécaniques et vers des « complets » réunissant veste et pantalon à l’image du « bleu de travail » qui se répand à partir du début du XXe siècle. Cependant, certains doivent longtemps se contenter de blouses : malgré leur fragilité, elles constituent par exemple l’équipement courant des mineurs de la mine de plomb argentifère de Locmaria-Berrien en 1839. Elles composent également la première allocation vestimentaire du personnel de la poudrerie de Pont-de-Buis en 1845.

Auparavant, les premiers employés d’usine ont dû affronter les codes d’honneur de la société bretonne traditionnelle où « l’abandon du costume, en dehors de toute nécessité, passe encore pour un reniement et presque une déchéance », comme l’écrit Pierre-Jakez Hélias, en 1975, dans Le Cheval d’orgueil. De plus, le combat a été de longue haleine pour que l’achat de leur tenue de travail ne dépende pas exclusivement de leurs propres deniers, car seuls les établissements de l’État accordent des dotations vestimentaires. Ainsi, en 1929, la manufacture des tabacs de Morlaix fait confectionner 210 vestes, 240 pantalons et 25 blouses.

Le personnel de l’atelier poudre et paquetage à la Manufacture des tabacs de Morlaix. Album édité par Tourlé et Petitin, 1927. Collection : Musée des Jacobins, Morlaix.

L’uniformité des bleus de travail portés par les ouvriers et fournis par la manufacture contraste avec la blouse blanche du contremaître, le costume de l’ingénieur et la diversité des vêtements portés par les femmes qui ne sont pas habillés par l’entreprise.

Des apparences nouvelles

C’est en combinant les qualités de sécurité, de fonctionnalité, d’hygiène et de simplicité de fabrication que les confectionneurs parviennent à garantir aux travailleurs et aux entreprises les approvisionnements massifs qu’elles attendent, quand bien même ils dépendent d’usines du Nord pour le tissage et la teinture du textile. Dès 1913, l’enseigne Le Mont St Michel, installée à Pontorson puis à Rennes, vise autant le monde ouvrier que la clientèle rurale et bretonnante, notamment par des slogans en breton, comme « dilhad labour, dilhad nevez atao » ou « dilhad labour, nevez bepred », que l'on pourait traduire par « vêtements de travail, toujours comme au premier jour ! »

Publicité en breton de la marque Mont-Saint-Michel Ariès. « Vêtements de travail, toujours comme au premier jour ! ». Source : Collections du Musée de Bretagne. Numéro d'inventaire : 983.0075.33.3

C’est aussi le cas des marques Le Glazik, l’enseigne Bonneteries d’Armor devenue Armor Lux à Quimper ou la société Dolmen près de Guingamp. Depuis 1934, l’atelier du maître tailleur du port de Brest confectionne tous les ans quantité de vestes, de pantalons, de combinaisons et de cottes en toile bleue pour les ouvriers de l’arsenal, en parallèle aux uniformes qu’il livre aux marins de la Marine nationale.

Maison Roubaud, à Brest vers 1900. Source : Collections Brest Métropole.

En 1898, dans une réclame publiée dans L’Ouvrier du Finistère, la Maison Roubaud « se recommande à la classe ouvrière pour la bonne qualité de ses marchandises et la modicité de ses prix défiant toute concurrence. »

Simultanément, autour des années 1900, des confectionneurs renommés (Braillon, Belle Jardinière, Leconge et Willmann, la Manufacture de Saint-Étienne…), qui disposent de dépositaires en Bretagne, diffusent des modèles fabriqués mécaniquement. Rodés aux nouveaux colorants de synthèse, permettant de corriger les imperfections des couleurs naturelles et d’obtenir des teintes stables au dégorgement lors des lavages, leurs bureaux d’études poursuivent aussi leurs recherches en faveur de la résistance des étoffes. Pour autant, couturières itinérantes ou couturières à domicile exercent longtemps d’indispensables compétences en assemblage et rapiéçage, résistant ainsi aux achats dispendieux dans le commerce des vêtements prêts-à-porter.

Peu à peu, à partir des années 1880, aux apparences expressives d’individualités s’ajoutent celles qui symbolisent des communautés professionnelles : les bleus de travail des ouvriers, les tabliers des employés et des artisans, les blouses des maîtresses et maîtres d’école, les tuniques des soignants, les complets-vestons des « ronds de cuir »… Parfois inspirés d’uniformes militaires, les tenues des facteurs et des cheminots exposent les attributions économiques de l’État aux yeux de tous, tandis que simultanément, les tuniques, les pantalons, le col officier et le képi des premiers agents des administrations municipales affichent avec apparat l’autorité de police des villes.

Un employé des chemins de fer à la gare de Saint-Nicolas du Pélem, au début du 20e siècle. Photo : Jean-François Gouriou. Source : Collections du Musée de Bretagne. Numéro d'inventaire : 986.0001.112

Le vêtement de travail, un langage

Au moment où les enseignants et les employés de bureau adoptent massivement la blouse, doublée parfois aux manches par des lustrines, pour se protéger des salissures, cette tenue répond à une autre exigence sociale : savoir se tenir. Des instructions officielles règlent le comportement des enseignants, leur enjoignant de se vêtir « avec décence et bon goût » ; les bonnes mœurs blâment les « demoiselles du téléphone » ou les « dames dactylographes-sténographes » qui « montreraient leurs formes » en négligeant de porter une blouse. De plus, dans les usines ou dans les ateliers, la blouse marque les hiérarchies : seuls les contremaîtres portent des blouses blanches. Ce potentiel expressif des vêtements de travail n’échappe pas aux industriels qui, à partir des années 1960, confectionnent volontiers des vêtements-image chargés de valoriser leur marque.

De l’uniformisation à la normalisation

Dès les années 1950, instruits des graves accidents de travail survenus en Bretagne dans les entreprises agro-alimentaires, les industriels imposent à leurs employés des doigtiers, des gantelets, des cottes de maille d’acier, des tabliers spéciaux. Cuirassant le corps des ouvriers et ouvrières, ils préfigurent l’expansion des équipements de protection individuelle (les EPI) qui, dans les années 1990, consacrent un vestiaire normé.

Combinaison de travail portée par certains membres du personnel de production, dans les ateliers de l'usine Citroën du site La Janais à Chartres-de-Bretagne . Elle est réservée aux postes les plus salissants notamment à la maintenance. Source : Collections du Musée de Bretagne. Numéro d’inventaire : 2011.0041.9

Dès lors, combinaisons, brodequins de sécurité, chaussures coquille, vêtements haute-visibilité, gilets flottants, casques, gants de protection, deviennent des silhouettes courantes, aussi bien sur les chantiers de travaux publics, les usines, les ateliers, les services techniques des collectivités… que sur les bateaux de pêche, les navires-usines, les porte-conteneurs…

Apparences anciennes mais usages nouveaux

À partir des années 1950, loin de se cantonner aux lieux de travail, certains vêtements quittent insensiblement leur statut de vêtement professionnel pour devenir des marqueurs sociaux ou identitaires. Ainsi, le ciré, la marinière ou le kab an aod des goémoniers du pays Pagan, longtemps exclusivement portés par les marins au travail, sont adoptés avec ferveur par des touristes, par des formations musicales bretonnes, par des artistes ou par la jeunesse urbaine avide d’afficher son « sentiment breton ». Plus récemment, dans certains milieux, c’est l’abandon de la tenue de travail qui a prévalu, constituant une équivalence visuelle à leur colère : ainsi, au début de l’année 2020, à Lorient, à Saint-Nazaire et à Quimper, des infirmières ont jeté leur blouse à terre pour protester contre un projet de réforme des retraites, tandis qu’à Saint-Brieuc, à Nantes, à Caen des avocats les imitaient en criant « j’ai mal à ma robe ».

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Auteur : Pascal Aumasson, « Vêtements de travail en Bretagne », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 12/07/2023.

Permalien: https://bcd.bzh/becedia/fr/vetements-de-travail-en-bretagne

BIBLIOGRAPHIE

  •  AUMASSON Pascal, Habits de travail, du labeur à la mode. Editions Coop Breizh, 2022

  • BRUCKER Jérémy, Avoir l’étoffe, une histoire du vêtement professionnel en France des années 1880 à nos jours. Edition L’Arbre Bleu, 2021

Proposé par : Bretagne Culture Diversité