L’administration des peuples armoricains à l’époque romaine

Auteur : Patrick Galliou / avril 2021

La conquête de la Gaule par Rome, qui s’acheva par la défaite, devant Alésia, des tribus coalisées (52 av. J.-C.), ne fut pas suivie d’une immédiate prise en main du pays par les autorités romaines. Affaiblie par les guerres civiles qui opposèrent César et Pompée entre 49 et 45 av. J.-C. (« Deuxième guerre civile »), puis, après l’assassinat de César en mars 44 av. J.-C., par la rivalité entre les deux prétendants à son héritage politique, Octave et Antoine, Rome ne put – et ne voulut sans doute – exercer qu’un contrôle assez lointain sur la contrée dont elle venait de s’emparer.

La seconde moitié du premier siècle av. J.-C. fut, pour les Armoricains, une période incertaine : il n’existe, à ce jour, aucune preuve de la présence de troupes romaines dans la péninsule, où la monnaie du conquérant ne circulait pas et où les importations méditerranéennes sont des plus rares. À l’inverse, la frappe, chez les Vénètes et les Osismes en particulier, de petites monnaies d’un alliage médiocre renvoie probablement à l’existence (au maintien ?) de pouvoirs locaux semi(?)-autonomes dont on ne sait rien.

Monnaie vénète. Musée de Bretagne: 949.0319.Le succès militaire d’Octave à la bataille d’Actium (31 av. J.-C.) et sa victoire politique de 27 av. J.-C., qui le vit proclamer Auguste et remplacer la vieille République par un nouveau régime dont il était le chef suprême, lui permirent de prendre en main la destinée de la Gaule, contrée pour laquelle il avait déjà manifesté son intérêt en confiant à plusieurs reprises, dès 40 av. J.-C., la charge des affaires gauloises à son proche ami et associé Agrippa. C’est au cours d’une conférence tenue à Narbonne en 27 av. J.-C. que fut discutée l’organisation administrative du pays, formellement décidée en 16-15 av. J.-C. Tandis que la Province de Narbonnaise, créée plus d’un siècle auparavant, conservait ses limites et sa capitale (Narbonne), le reste de la Gaule était divisé en trois unités provinciales : la Belgique au nord, entre la Seine et le cours inférieur du Rhin (capitale : Reims) ; l’Aquitaine au sud, entre les Pyrénées et la Loire (capitale : Saintes) ; la Lyonnaise enfin, bande médiane entre Loire et Seine, s’étendant de sa capitale, Lyon, aux côtes du Finistère et incluant donc les peuples armoricains. Précisons toutefois que ces limites demeurent approximatives.

En même temps, la décision fut prise de subdiviser ces provinces en cités-états sur le modèle de la polis grecque ou de la civitas romaine, soit en territoires administrés à partir d’un centre urbanisé qui leur serait propre. Dans la région qui nous occupe, ces unités conservèrent les mêmes limites territoriales que celles des peuples autochtones à la fin de l’Indépendance, la principale nouveauté étant la création et le développement, à partir de 15-10 av. J.-C., d’une ville chef-lieu dans chacune de ces civitates. Ce fut ainsi le cas des Coriosolites de l’est des Côtes-d’Armor (chef-lieu : Fanum Martis [Corseul]), des Namnètes de la partie de la Loire-Atlantique située au nord de la Loire (chef-lieu : Condevicnum [Nantes]), des Osismes du Finistère et de l’ouest des Côtes-d’Armor (chef-lieu : Vorgium [Carhaix]), des Riedones de l’Ille-et-Vilaine (chef-lieu : Condate Riedonum [Rennes]), des Vénètes du Morbihan, enfin (chef-lieu : Darioritum [Vannes]). Bien attestées chez les Riedones (pagus Carnutenus, pagus Matans, etc.), les subdivisions des civitates (pagi = « pays »), très probablement antérieures à la Conquête, constituaient des entités partiellement autonomes.

Relevé archéologique par Adolphe Toulmouche (XIXe siècle). Musée de Bretagne : 854.0008.79.Ne disposant pas, en nombre suffisant, des cadres administratifs qui auraient pu gérer directement ces cités-états, et sans doute soucieuse d’éviter toute réaction épidermique des Gaulois, Rome choisit de confier cette charge, sous le contrôle des gouverneurs provinciaux, aux membres des aristocraties indigènes qui avaient fait allégeance à l’Empire, soit en participant aux côtés des troupes de César à la guerre des Gaules puis aux guerres civiles romaines, où de nombreux jeunes aristocrates gaulois purent assouvir leur passion pour le combat et trouver richesse et distinctions militaires, soit en se faisant les promoteurs de l’idéologie impériale au sein de leur peuple. Ils en étaient récompensés par l’octroi de la citoyenneté romaine – que leurs autres concitoyens, pérégrins, n’obtinrent qu’en 232 ou 233 apr. J.-C. –, de terres ainsi que de grosses sommes d’argent et formaient désormais « le fer de lance de la romanisation dans leurs tribus respectives ». Siégeant au sénat de leur cité, ils y assuraient, sous la houlette de magistrats élus en leur sein, la gestion des affaires locales et la levée des impôts. Depuis 12 av. J.-C., une cérémonie annuelle réunissait, à partir du 1er août, devant l’autel de Rome et d’Auguste à Lyon, des délégués de tous les peuples des Trois Gaules (Conseil des Gaules), venus manifester leur loyauté à l’empereur régnant et à l’Empire.

Plusieurs inscriptions découvertes en Bretagne montrent que les Armoricains participaient, eux aussi, à ce mouvement. Deux bases de statues, découvertes à Rennes et datées de 135 apr. J.-C., donnent ainsi à voir la carrière de Titus Flavius Postuminus, riche notable riédone qui avait gravi tous les échelons de l’édilité locale, avait été à deux reprises magistrat suprême, était prêtre du culte impérial et du culte rendu à Mars Mullo, divinité propre à l’ouest de la Gaule. Il porte les trois noms qui caractérisent la citoyenneté romaine, son nomen montrant que cet honneur avait été accordé, sous les empereurs flaviens (69-96 apr. J.-C.), à l’un de ses ascendants, alors que son cognomen Postuminus révèle sa probable origine gauloise. À Corseul, une inscription fragmentaire nous apprend que […] Canius Lucanius, membre d’une grande famille locale, avait exercé le patronat des mariniers du confluent de la Saône et du Rhône avant d’être élu, honneur suprême, à la tête de l’assemblée des représentants des cités (Conseil des Gaules), où il pouvait transmettre à l’empereur les souhaits et les doléances des populations gauloises. Mais c’était aussi une lourde charge, du point de vue financier, l’élu devant organiser et payer de ses deniers les jeux de gladiateurs organisés, à partir du 1er août, lors des fêtes du Confluent. Un autre texte évoque le Vénète Lucius Tauricius Florens, lui aussi citoyen romain, possible receveur de la caisse des Gaules, patron des mariniers de la Saône et de la Loire, qui avait été chargé par le Conseil de gérer ses finances et s’en était acquitté à la satisfaction de l’assemblée.

Ruines dites du temple de Mars à Corseul, lithographie de la première moitié du XIXe siècle. Musée de Bretagne :  2018.0000.3267.Dans ces sociétés où ceux qui n’étaient ni riches ni puissants n’avaient guère leur mot à dire, l’imitation de la classe dirigeante, qui trouvait dans la paix civile rétablie et une collaboration avec Rome une source d’enrichissement et de promotion, de même que l’émulation interpersonnelle, jouèrent un rôle essentiel dans la très lente propagation des idées et des modes romaines, inégale selon les lieux et les classes sociales concernées.

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Auteur : Patrick Galliou, « L’administration des peuples armoricains à l’époque romaine », Bécédia [en ligne], ISSN 2968-2576, mis en ligne le 6/04/2021.

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