Le 24 juin 843, jour de la Saint-Jean-Baptiste, une flotte de Vikings norvégiens remonte la Loire et s’empare par surprise de Nantes. La cité est pillée de fond en comble, l’évêque tué en sa cathédrale, les habitants massacrés ou capturés pour être vendus comme esclaves. C’est le début d’un siècle entier de confrontations entre les Bretons et les Scandinaves, qui laisseront la péninsule exsangue. Les rois bretons tiennent les Vikings à l’écart malgré des affrontements fréquents. En 853, les Vikings s’installent néanmoins sur l’île de Bièce, juste en face de Nantes, qu’ils ne quitteront quasiment plus pendant trois quarts de siècle. Ils organisent sur l’îlot ligérien un camp fortifié doublé d’un marché permanent où ils écoulent le produit de leurs pillages. Dans les années 880, profitant de la guerre civile qui divise les Bretons, les Scandinaves contrôlent même une bonne partie du territoire breton, avant que le roi Alain le Grand les chasse.
Départ des élites
En 913, la mort de Gourmaëlon, successeur d’Alain, laisse la Bretagne sans souverain légitime. Elle devient une proie de choix pour les pillards scandinaves, territoire naturel d’expansion, quand tout le reste de l’Europe du Nord-Ouest est déjà soit sous le joug viking, soit bien protégé par des princes puissants. En 911, avec le traité de Saint-Clair-sur-Epte, le roi franc Charles III a ainsi concédé Rouen et la basse vallée de la Seine, noyau de la future Normandie, au chef scandinave Rollon.
De fait, en 913 les Vikings attaquent et pillent l’abbaye de Landévennec, alors la plus importante fondation monastique de Bretagne occidentale, ébranlant profondément le pouvoir spirituel breton. Les raids dévastateurs se succèdent désormais, sans rencontrer la moindre résistance. En 919, Rögnvaldr (Ragenold) porte le coup de grâce à l’ancien royaume en lançant une attaque massive sur la péninsule et en s’installant à Nantes, d’où il semble contrôler la Bretagne entière.
Depuis 913, ecclésiastiques et aristocrates avaient commencé à quitter massivement la Bretagne pour se rendre en Francie ou en Angleterre. L’invasion de Rögnvaldr renforce le mouvement, la majorité des élites restantes quittant alors le pays en 919-920. Elles emportent avec elles reliques et manuscrits, au point qu’il ne reste en Bretagne aujourd’hui aucun des textes composés dans les actifs scriptoria monastiques bretons avant l’arrivée des Vikings. En certains endroits, tout particulièrement dans le pays nantais, l’émigration semble même massive. La Chronique de Nantes, rédigée au siècle suivant, souligne que « seuls les pauvres bretons cultivant la terre restèrent sous la domination des barbares, sans guide et sans soutien ». Le comte de Rennes, Juhel Bérenger, se maintient néanmoins tout au long de la période grâce à une habile politique de bascule entre les Francs et les Normands.
Des principautés scandinaves en Bretagne
Après avoir assiégé Nantes sans succès pendant cinq mois, Robert, le marquis de Neustrie, qui allait devenir roi des Francs l’année suivante, concède à Rögnvaldr « la Bretagne qu’ils avaient dévastée avec le pays de Nantes » selon le chroniqueur Flodoard. Ainsi, à partir de 921 existe en Bretagne une principauté scandinave reconnue par les Francs.
Outre Nantes, plusieurs autres petites principautés scandinaves sont attestées en Bretagne, comme en Cornouaille, ou probables, comme dans le Penthièvre. Jean-Christophe Cassard mentionne ainsi de nombreux camps vikings probables sur la côte nord de la Bretagne : Saint-Malo où les assises de la tour Solidor (Saint-Servan) révèlent leur présence, Saint-Suliac, Trans (camp du Vieux M’na) et surtout le camp de Péran à Plédran.
Les années 920 se caractérisent donc par un début de colonisation de la péninsule. Toutefois, contrairement aux Vikings de la Seine, qui se coulent dans le moule franc et se mettent à organiser administrativement et économiquement leur territoire, ceux de la Loire s’en tiennent à une présence essentiellement militaire. Ils utilisent le pays sans essayer de l’organiser.
Loin de se contenter du traité de 921, Rögnvaldr continue ses attaques contre ces mêmes Francs, Nantes lui servant de base arrière. Attaquant l’Aquitaine et l’Auvergne en 923, il remonte la Loire en 924 pour piller la Bourgogne. Il s’attire un nouveau siège de Nantes en 927, mais c’est un nouvel échec pour les Francs. La cession de Nantes aux Vikings est confirmée – mais sans mention du reste de la Bretagne cette fois – en échange de la fin de leurs raids. Ce qui n’empêche par les Scandinaves de rompre à nouveau le traité et d’attaquer l’Aquitaine et le Limousin en 930. Cette fois, cependant, ils se voient infliger une sévère défaite sur la Dordogne par le roi franc Raoul.
En 931, une première rébellion bretonne, dirigée par le jeune Alain Barbetorte et le comte de Rennes Bérenger, confirme que le vent commence à tourner. En Cornouaille, les Bretons massacrent les occupants scandinaves, à commencer par leur chef, le duc Félécan. L’effet de surprise passé, les Vikings de Nantes, commandés par Incon, le successeur de Rögnvaldr, lancent une grande opération de représailles sur la Bretagne, avec l’aide du duc des Normands de la Seine Guillaume Longue-Épée, contraignant Alain Barbetorte à un nouvel exil. Il revient cependant en 936 pour reconquérir son trône, face à des Vikings affaiblis par une succession de défaites sur la Loire et abandonnés à leur sort par les autres Scandinaves. Les derniers Vikings ne seront toutefois défaits qu’en 939.
Une coupure irrémédiable
Quel bilan faire de ces plus de vingt ans de domination viking en Bretagne ? Globalement, il n’y a rien dans l’organisation sociale et économique de la Bretagne postérieure à 939 qui soit dû aux Vikings. Cela ne veut nullement dire que les années 913-936 furent une parenthèse sans conséquences. S’ils n’organisèrent pas politiquement la Bretagne, les Vikings eurent le temps de s’installer. Plusieurs noms de lieux d’origine scandinave perdurent en Bretagne, tout particulièrement sur le littoral. La découverte d’une tombe-barque viking à Groix en 1906 révèle les velléités d’affirmation territoriale de Scandinaves bien installés et se considérant chez eux en Bretagne. Les rares éléments génétiques dont nous disposons permettent même à Jean-Christophe Cassard de suggérer que l’implantation normande a probablement été plus importante en Bretagne qu’en Normandie.
À tous points de vue, l’intermède viking fut une coupure irrémédiable dans l’histoire de la Bretagne. Si les principales communautés ecclésiastiques reprennent aussi vite qu’elles le peuvent le chemin de la péninsule, elles reviennent les mains vides. La mémoire de la Bretagne est anéantie. Globalement, l’histoire de ses premiers siècles d’existence ne peut plus s’écrire, pour ainsi dire, qu’à partir des écrits des chroniqueurs gallo-romains et francs – c’est-à-dire des adversaires des Bretons –, de Grégoire de Tours à Ermold le Noir. Ruinée, dépourvue de ses richesses culturelles et de son patrimoine spirituel, la Bretagne libérée a perdu le dynamisme qui caractérisait le royaume de Nominoë et de ses successeurs.